Certains économistes et professionnels n’aiment pas parler de « marché immobilier », car le terme évoque une activité homogène, alors qu’elle est en réalité très segmentée : neuf vs ancien, résidentiel vs locatif, habitation principale vs résidence secondaire, sans parler de la dimension géographique, ces critères étant combinables entre eux. De plus, comme l’activité immobilière, pour des raisons historiques et réglementaires, mais aussi démographiques et sociologiques, s’exerce de manière très différente d’un pays à l’autre, il leur paraît encore plus abusif de parler d’un « marché immobilier européen ». Pourtant, au-delà des différences, il existe bel et bien des points communs, notamment dans la manière dont les marchés nationaux évoluent, et plus particulièrement dans les pays de la Zone Euro soumis aux décisions de la BCE. Car les mêmes causes y produisent les mêmes effets.
Soucieuse d’éradiquer l’inflation, qui a finalement atteint 9,2 pour cent en 2022 en zone euro (en octobre, les prix grimpaient au rythme annuel de 10,6 pour cent), contre cinq pour cent en 2021, la BCE a augmenté ses taux directeurs à partir de juillet. Ils sont passés de zéro à 2,5 pour cent en décembre par paliers successifs, la hausse la plus rapide de son histoire. Et ce n’est pas fini, si l’on en croit sa présidente Christine Lagarde qui, le 23 janvier, a déclaré qu’ils vont encore croître « significativement et à un rythme soutenu pour atteindre des niveaux suffisamment restrictifs », car pour l’heure l’inflation en Europe est « beaucoup trop élevée ». Quant aux taux longs, ceux des obligations d’État à échéance de dix ans, très importants pour les crédits immobiliers, ils suivent une tendance haussière. Le Bund allemand, négatif en janvier 2022, a fini l’année à 2,08 pour cent. Le taux français est passé de 0,31 pour cent à 2,62 pour cent sur la même période.
Cette hausse est aussitôt répercutée par les établissements financiers sur leur clientèle. En France par exemple, où les taux sont plutôt plus bas qu’ailleurs, on est passé de 1,05 pour cent fin 2021 à plus de 2,5 pour cent sur vingt ans en janvier 2023. Il faut remonter à 2016 pour observer un tel niveau. Dans la plupart des pays d’Europe, ils sont déjà à trois pour cent ou davantage, contre 1,9 pour cent en juin 2022 en moyenne de la zone euro. Pour évaluer l’impact de cette hausse il faut considérer deux situations, celle des personnes en cours de remboursement d’un emprunt et celle des futurs acheteurs. Quand le crédit a été souscrit à taux fixe, ce qui est majoritairement le cas en Europe (y compris hors zone euro et même hors UE), il n’y aucun impact sur les emprunteurs. Au contraire même, si l’inflation persiste et se traduit à un moment donné par une augmentation de leurs revenus, leur charge de remboursement sera allégée. Un phénomène bien connu dans les décennies 50 à 80 du siècle précédent, où il a favorisé l’accession à la propriété.
En revanche, s’il s’agit d’un crédit à taux révisable, les emprunteurs peuvent rapidement se trouver en difficulté. Dans certains pays où la formule est répandue comme le Royaume-Uni, l’Espagne ou la Pologne, des aides ont été mises en place pour permettre aux ménages de faire face à leurs engagements (d’Land, 13.01.22). Mais elles ne peuvent être que temporaires. Sauf pour les prêts proches de leur échéance, et à moins de renégocier les emprunts en cours pour les passer en taux fixe, la poursuite de la hausse des taux pourrait déboucher sur un scénario de type « subprimes » aux États-Unis en 2007-2008, qui fait figure de cauchemar : non seulement les ménages devaient vendre leur logement faute de pouvoir rembourser leurs prêts, mais les sommes tirées de la vente ne permettaient pas de solder le capital restant dû.
Concernant les futurs acheteurs, même avec un taux fixe, la situation se complique pour les primo-accédants, qui constituent l’essentiel des souscripteurs de crédits. De plus en plus de dossiers sont refusés par les banques, qui, en dehors de taux en hausse, ont aussi durci les conditions d’accès au crédit avec des apports en fonds propres plus élevés et des durées de crédit raccourcies, surtout dans les pays comme l’Espagne ou le Portugal où on pouvait emprunter sur quarante ans. En France, le nombre de crédits accordés a baissé de plus de vingt pour cent en 2022, une chute inédite depuis l’automne 2008 et qui a été particulièrement forte durant la seconde moitié de l’année. Sauf à reporter leur projet et à rester locataires, les ménages n’ont d’autre choix que d’acheter un bien moins cher pour le faire aboutir, ce qui signifie le plus souvent acquérir un bien plus petit, moins bien situé et de moindre qualité. La demande est donc appelée à se contracter sur ce segment du marché, que ce soit dans le neuf ou l’ancien.
Les professionnels estiment que la demande restera portée par les détenteurs de biens qui cherchent à les vendre pour en acheter de nouveaux. Ces acquéreurs sont peu sensibles au coût du crédit car ils n’en ont souvent pas besoin, ou pour un montant limité s’ils achètent plus cher que la valeur du bien cédé. Mais de plus en plus de vendeurs n’arrivent pas à écouler leurs biens aux prix demandés et certains finissent par les retirer du marché. En effet, en combinant ces différents facteurs on peut logiquement s’attendre à ce que les prix du marché (considéré dans son ensemble) baissent ou en tous cas n’augmentent plus.
Dans une analyse publiée en juillet 2022, l’agence de notation S&P évoquait ainsi un « atterrissage en douceur » sur les principaux marchés en Europe, et plus précisément un « ralentissement de la hausse des prix de l’immobilier : près de dix pour cent en moyenne en 2021, cinq pour cent en 2022 et trois pour cent en 2023 ». « Nous avons atteint un point haut en matière d’activité et de prix immobiliers », résumait Sylvain Broyer, chef économiste pour la région Europe chez S&P. Dans certains pays comme le Royaume-Uni et surtout la Suède, la baisse est déjà bien amorcée. Début octobre 2022, la concurrente Moody’s allait plus loin en évoquant « la probabilité grandissante d’une baisse des prix de l’immobilier en Europe sous l’effet du ralentissement de l’économie et de la hausse rapide des taux d’intérêt » qui vont provoquer une diminution de la demande de logements, également causée par la faible confiance des consommateurs. Pour l’agence, cette baisse des prix ne va pourtant pas permettre à davantage de ménages d’accéder à la propriété, leur pouvoir d’achat étant affecté par l’inflation générale.
Enfin, début décembre, une institution officielle, le Comité européen du risque systémique (ESRB selon le sigle en anglais) indiquait elle aussi que « les données sur les transactions et les enquêtes auprès des ménages montrent une baisse des intentions d’achat ou de construction, ce qui suggère une baisse des prix à court terme ». L’infléchissement du cycle immobilier dans plusieurs pays de l’UE pourrait aussi toucher le marché de l’immobilier commercial, selon l’ESRB, avec comme effet cumulé « des pertes pour les investisseurs, l’accroissement du risque de crédit pour les banques et les prêteurs non bancaires, et une baisse de la valeur des garanties ». Cette inquiétude rejoint celle de Moody’s pour qui « une forte baisse des prix, supérieure à quinze pour cent, serait de nature à mettre en difficulté des banques ayant acquis récemment des titres financiers adossés à des prêts hypothécaires, notamment en France, Italie, Espagne et aux Pays-Bas ». Les banques du nord de l’Europe sont les plus exposées à un retournement du marché, note Moody’s, mais heureusement ce sont aussi celles qui disposent des « coussins financiers » les mieux garnis.
Les effets secondaires vont au-delà du monde de la finance. Le secteur de la construction est touché à la fois par la baisse de la demande de logements neufs et par la hausse des prix des matériaux. Au Luxembourg, le Statec a révélé que 118 entreprises de ce secteur avaient fait faillite en 2022, soit trois pour cent de l’effectif total. Plus de la moitié avaient plus de cinq ans d’existence. Il faut ajouter à ce triste total trente cessations volontaires d’activité. Les optimistes pourront toujours faire valoir que la somme des faillites et des liquidations en 2022 (148) correspond très exactement à la moyenne des quatre années précédentes. Mais pour l’année 2023, les professionnels expriment de vives inquiétudes avec des livraisons de logements neufs qui pourraient chuter de quarante pour cent.
Disparités européennes
Société présente dans 18 pays européens, ERA Immobilier a publié fin novembre 2022 les résultats d’une enquête auprès de ses réseaux franchisés sur le Vieux Continent. Dans certains pays d’Europe du Sud – Albanie, Turquie, Malte, Bulgarie – les tendances observées ces dernières années restent d’actualité : des marchés tendus, avec des prix en hausse, où la construction de nouveaux logements peine à répondre à la demande. En revanche dans la zone Euro, les marchés basculent en faveur des acheteurs, après avoir été des marchés vendeurs pendant plusieurs années. Comme conséquence, après une longue période de hausse ininterrompue des prix de l’immobilier, les agents et les experts voient apparaître un « tassement des courbes », voire un changement de pente.
Le virage a déjà été pris au Royaume-Uni (où une baisse supplémentaire de neuf pour cent est attendue en 2023), en Suède, avec une baisse de douze pour cent en un an, qui pourrait atteindre vingt pour cent, ainsi qu’en Autriche et en Allemagne. Certains pays comme la Belgique restent stables, mais rassemblent les conditions pour un resserrement du marché, avec plus de biens en vente, et des acheteurs remis en position de force. Une baisse, ou au moins un ralentissement de la hausse, sont espérés en 2023 dans le reste de l’Europe où la surchauffe a rendu l’immobilier largement inaccessible dans les grandes villes, comme au Portugal, en Espagne, en République tchèque et aux Pays-Bas.
La France fait un peu bande à part, car le prix des logements anciens a continué d’y augmenter : + 4,5 pour cent en 2022. Sur les 18 plus grandes villes du pays, la moitié ont même enregistré une hausse supérieure à 5 pour cent du prix moyen des appartements. Cependant il s’agit toujours de chiffres inférieurs à la hausse générale des prix. Reste à savoir ce que sera l’année 2023, car le nombre de transactions, quoiqu’historiquement élevé, est orienté à la baisse. Mais pour Sandrine Levasseur, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), si la hausse actuelle des prix va ralentir dans les mois à venir, une baisse est peu probable.
Selon ERA Immobilier, il faut surtout se préparer en Europe « à des transactions plus longues et des négociations plus équilibrées entre vendeurs et acheteurs ».