Ces derniers mois, Marc Giorgetti a rendu visite à quasiment toutes les fractions parlementaires. Il a tenté de convaincre les députés des revendications du Groupement des entrepreneurs qu’il préside. Le promoteur-constructeur affiche une brusquerie, une impatience de Macher, très éloignées du flegme habituel des lobbyistes. Il tenterait d’« apprendre la vérité aux gens » : « Un politicien ne peut pas le faire. S’il dit la vérité, il n’est plus réélu. Moi, je n’ai rien à cacher. » Cette descente de « Gio » dans la mêlée révèle l’isolement politique du secteur immobilier. « Mir waren ëmmer de Buh-Mann vun der Natioun. Désolé, mais ça suffit maintenant ! », martèle Giorgetti ce mardi face au Land. Il fustige la presse qui ne ferait que du « Stunk » : « Wann een iech gewäerde léisst, gitt dir jo nëmmen negativ incentives eraus. Déi eenzeg Medien, déi dat net maachen ass Paperjam. » Son associé en affaires, Roland Kuhn, préside la Fédération des entreprises de construction et s’affiche plus suave. Ce lundi, il a ainsi conclu sa conférence de presse en remerciant les médias (« un partenaire très important ») pour leur « soutien ».
Douze mois de stéroïdes fiscaux afin de retourner au business-as-usual : Voilà, en substance, la proposition que Roland Kuhn a fait ce lundi. Lors d’un point de presse convoqué par la Chambre des métiers et la Fédération des artisans, le promoteur-constructeur a esquissé « la catastrophe » à venir. Les derniers indices statistiques ne présagent en effet rien de bon. Les actes notariés, les autorisations de bâtir et les crédits immobiliers sont tous en chute libre. Le secteur constate une « dégradation massive et rapide ». Les ventes en l’état futur d’achèvement (Vefa) sont quasiment tombées à zéro, les investisseurs privés « inexistants ». Alors que la plupart des promoteurs ont mis leurs projets « on hold », dit Kuhn, les carnets de commandes dans la construction commencent à se vider. Selon les prédictions patronales, la crise devrait frapper architectes, constructeurs et artisans dès l’été prochain. Et de prédire un « affaissement » de la production de l’ordre de 1 500 unités de logement pour 2023.
Roland Kuhn appelle l’État à « donner une poussée » aux investisseurs privés ; « an dat si mir alleguerten ». Il joue la fibre patriotique, évoquant « eis Lëtzebuerger Leit, déi an een Appartement investéieren ». Sur les six revendications présentées par la Fédération des artisans et la Chambre des métiers ce lundi, cinq sont de nature fiscale. Par moments, le patronat affiche un certain irrédentisme, par exemple lorsqu’il revendique le rétablissement intégral de l’amortissement accéléré, ce dopage pour investisseurs que la ministre des Finances et son prédécesseur viennent d’encadrer et de décélérer. Une mesure que le secteur a très peu appréciée, pas plus que l’adaptation du plafond des loyers, et qui auraient envoyé le mauvais signal au mauvais moment. Au lieu de freiner la demande, il faudrait la « redynamiser ». « Revenons donc à la situation que nous connaissions avant », propose Kuhn. Au moins pendant douze mois.
Les organisations patronales présentent leurs revendications sous le titre : « Mesures temporaires pour mitiger la pénurie de logements ». Dans les faits, elles s’apparentent à une subvention publique des marges des promoteurs, via une énorme dépense fiscale. Au bout de quatre années de bénéfices prodigieux, la demande peut paraître obscène. Marc Giorgetti et Roland Kuhn s’expriment au nom des 4 000 entreprises de la construction, pour la plupart des PME. Or la double casquette de promoteurs-constructeurs brouille leur message d’un secteur aux abois. L’attention particulière que les deux lobbyistes portent aux investisseurs immobiliers, que le gouvernement aurait « vergrault » (dit Kuhn), « punis » (dit Giorgetti), indique que, du moins dans la capitale, ceux-ci constituent aujourd’hui leur clientèle principale. Marc Giorgetti dit ainsi vendre la moitié de ses logements à des investisseurs. À ses yeux, la solution à la crise du logement passerait par le marché de la location qui serait « toujours stable » : « Le locataire décide ce qu’il veut payer pour son logement. Il a sa limite, et il ne va pas payer plus. Et s’il ne peut plus payer le loyer, il se cherchera quelque chose de plus petit. » L’analyse paraît sommaire : Selon l’Observatoire de l’habitat, la part des revenus consacrée au paiement des loyers atteint désormais les cinquante pour cent pour plus de 21 000 locataires.
Le ralentissement de la production a engendré une raréfaction qui maintient pour l’instant les prix à des niveaux élevés. Alors que le nombre de ventes en l’état futur d’achèvement continue sa chute (moins 36 pour cent sur un an), les prix continuent leur hausse : plus 18 pour cent au troisième trimestre 2022. (Une augmentation qui s’explique en partie par la nouvelle prédominance des prix fixes pour les Vefa, anticipant les futures hausses des coûts de construction.) Ne trouvant plus de clients, les agents immobiliers tentent de mettre la pression. Le PDG de l’agence Nexvia, Pierre Clément, appelait dès octobre à « une prise de conscience ». Sur le podcast RTL « La bulle immo », il déclara que « la fête qui a régné pendant des années est finie » : Pour « relancer » les ventes, les promoteurs devraient baisser leurs prix. À quand une décote pour redémarrer la demande ? Cette question, les promoteurs ne sont pas encore prêts à l’entendre. Ils doivent d’abord faire leur deuil de la période des vaches grasses.
« Cela fait presqu’une année que nous ne vendons pratiquement plus rien », dit Giorgetti. Sur le marché des nouvelles constructions, rien ne va plus. Les refus de crédits montent en flèche. Il aura fallu une pandémie et une guerre, suivies de la hausse des coûts et de la fin de l’argent gratuit, pour refroidir l’amour des boomers pour leur placement fétiche. Une crise du logement est une chose, une crise immobilière en est une autre. Le réveil est d’autant plus brutal que le secteur n’a pas l’habitude (ni la mémoire) des retournements de cycle. Le dernier remonte à 1980, il avait duré quatre ans.
Pour celui de 2023, tout le monde ne sera pas logé à la même enseigne. Les purs promoteurs sont entrés en hibernation. Ils ont mis leurs projets en pause, en attendant de voir. Au pire, ils vendront l’un ou l’autre terrain, souvent acquis il y a longtemps pour peu d’argent, libérant ainsi des liquidités qui leur permettront de payer les intérêts auprès des banques. Les promoteurs qui doivent continuer à faire tourner leur entreprise de construction ne pourront, eux, s’offrir ce luxe. Les groupes Giorgetti et Stugalux disent mobiliser leurs fonds propres pour construire « en stock », avec la perspective de donner ces futurs logements en location. Ils se disent confiants de passer la « tempête » sans trop de dégâts. « Déi Grouss, déi packen dat doten », s’exclame Joël Schons, co-gérant de Stugalux. Marc Giorgetti pourra, lui, s’appuyer sur d’autres piliers : Son groupe construit beaucoup de bureaux, et énormément d’infrastructures pour l’État qui a promis maintenir ses investissements à des niveaux élevés.
Ce sont les petits promoteurs qui se retrouvent pris au piège. Avant de démarrer un chantier, ils doivent acter la prévente d’environ trois quarts des unités, « garantie d’achèvement » oblige. Or, les clients sont aux abonnés absents. Pendant ce temps, les prêts continuent à courir, et les échéances à tomber. « Ils auront des problèmes extrêmes pour survivre », tel est le pronostic de Joël Schons (« j’espère me tromper ») pour les concurrents qui ont récemment acheté des terrains trop cher et n’ont « rien d’autre dans leur portefeuille ». Dès l’automne, des petits promoteurs commençaient à approcher les big players espérant trouver des repreneurs pour leurs projets. Or, à défaut d’un repricing conséquent, l’enthousiasme s’avéra très limité.
Le ministre du Logement, Henri Kox (Déi Gréng) leur indique une voie de sortie. Il propose aux promoteurs de vendre à l’État leurs Vefa enlisés. Le 22 novembre, à la tribune de la Chambre, Kox évoquait une première fois cette « piste » : « Même si les promoteurs privés ne réaliseront peut-être pas la même plus-value, ils auront la certitude d’avoir des liquidités ». Deux semaines plus tard, le ministre revenait devant la Chambre sur des « discussions très positives » qu’il aurait eues avec la Chambre des métiers et la Chambre immobilière. Les premiers promoteurs auraient déjà approché son ministère : « Nous avons reçu une partie d’offres, et nous sommes en discussions très rapprochées pour qu’ils construisent pour les pouvoirs publics. Ils peuvent nous contacter. La porte est toujours grande ouverte. » Kox évoqua une « situation win-win ». Il vaudrait mieux dépenser pour acquérir du logement que pour payer le chômage partiel.
Les organisations patronales ne sont pas mécontentes. « C’est une opportunité énorme », dit Roland Kuhn : « Maintenant que les prix sont en très forte régression, c’est peut-être le moment pour l’État d’acheter, vite et bon marché ». Dans leur catalogue de revendications, les organisations patronales proposent d’« utiliser le fonds spécial de soutien au développement du logement pour acquérir des projets privés en suspens ». L’État pourrait lancer un « appel d’offres » qui permettrait d’acheter « au meilleur prix ». Henri Kox a d’ores et déjà rappelé que les promoteurs privés devront remplir les mêmes conditions que les promoteurs publics. Une autre manière de dire qu’ils verront leur marge comprimée sous les plafonds imposés par l’État. La possibilité de vendre un projet à la main publique existe depuis longtemps, mais les prix pharamineux atteints sur le marché privé n’incitaient guère les promoteurs à y avoir recours. La situation a changé. L’État apparaît désormais comme acheteur en dernier ressort. Du moins pour les promoteurs fragilisés qui n’auront plus d’autres options. Les grands préfèrent s’abstenir pour le moment. Si Giorgetti salue l’idée, il estime que l’État ne pourra acquérir des projets « à l’infini ». Il ne produirait, quant à lui, pas « le genre d’objets » qui se prêteraient à un tel rachat public.
Sur le principe, un large consensus se dégage, qui va de Kuhn à Kox et de Gilles Roth (CSV) à Max Leners (LSAP). Ce-dernier saute sur l’occasion pour mettre du piment dans la campagne des communales. Dans une tribune libre qu’il vient de cosigner avec Luc Decker et Tom Krieps dans Paperjam, il propose que la Ville de Luxembourg mobilise une partie de ses réserves budgétaires (1,1 milliard d’euros) pour racheter des projets immobiliers en attente d’être exécutés. La capitale se retrouverait aujourd’hui « dans une position de force » pour négocier les prix.
Le ministère du Logement aurait jusqu’ici reçu une quinzaine d’offres. Chaque dossier est évalué au sein de la « Commission d’accompagnement des aides à la pierre ». Les négociations butent rapidement sur la question du prix. Payer au prix du marché n’est pas une option. Le ministère refuse de faire un bail-out, qui validerait a posteriori les comportements spéculatifs. Fixé dans le « Cahier des charges pour le développement de logements abordables », le montant maximal tourne autour de 8 000 euros le mètre carré pour les Vefa. Sur le marché privé, la moyenne nationale est de 9 000 euros, mais dépasse allègrement les 13 000 euros dans la capitale. D’un autre côté, les promoteurs privés auront l’avantage de ne devoir composer qu’avec un seul acquéreur plutôt qu’avec des dizaines ; c’est-à-dire le même carrelage et sanitaire à tous les étages, et surtout moins de frais de commercialisation. L’option n’est pourtant pas sans danger, du moins d’un point de vue stratégique. Car, si des promoteurs consentent à baisser leurs marges pour vendre à l’État, les clients privés pourraient commencer à s’interroger pourquoi ils devraient, eux, continuer à payer le prix fort.