Finalement ils vont rester. Les riches Britanniques qui préparaient leur départ en cas de victoire des travaillistes aux élections du 12 décembre ne mettront pas leurs menaces à exécution. La défaite du Labour, la plus lourde depuis 1935, a des causes diverses. Mais nul doute que le programme fiscal de Jeremy Corbyn y est pour quelque chose. Marxiste assumé, le chef du parti a pâti des rapprochements avec son maître à penser qui écrivait qu’« il n’y a qu’une seule façon de tuer le capitalisme : des impôts, des impôts et toujours plus d’impôts ». Le Labour n’y est pas allé de main morte. Quand son programme de gouvernement a été dévoilé fin novembre, fixant «la barre plus haut qu’aucun parti d’opposition ne l’a jamais fait », selon John McDonnell, responsable des questions économiques du parti, des « frissons ont traversé les conseils d’administration », a déclaré Carolyn Fairbairn, représentante du patronat. En effet le vaste programme d’investissements publics proposé par le Labour dans la santé, l’éducation, les transports et le logement, sans parler des nationalisations du rail, de l’eau et de la poste, évalué à 55 milliards de livres par an au minimum (64 milliards d’euros) par l’Institute for Fiscal Studies (IFS), un think tank indépendant, devait être intégralement financé par une augmentation des prélèvements. La note était salée avec, pour les entreprises, une hausse de l’impôt sur les sociétés (passant de 19 à 26 pour cent), une taxe sur les transactions financières, ainsi qu’une taxe sur les entreprises pétrolières et gazières. Les particuliers aisés devaient être fortement ponctionnés (45 pour cent pour ceux gagnant entre 80 000 et 123 000 livres par an, cinquante pour cent au-delà) et les successions taxées à partir de seulement 125 000 livres contre 325 000 aujourd’hui.
Paul Johnson, le directeur de l’IFS, s’est effrayé du « caractère extraordinaire de ce programme en termes d’argent dépensé et d’argent récolté par la taxation ». Il a même qualifié le programme fiscal du Labour de « plus punitif au monde » tandis que Bobby Vedral, analyste financier indépendant et ancien associé de Goldman Sachs, voyait le Royaume-Uni devenir un « Cuba sans le soleil ». Les Travaillistes n’auront donc pas l’occasion de passer aux actes. Mais en Espagne, les socialistes au pouvoir, désormais alliés à une coalition d’extrême-gauche, pourront, eux, traduire dans les faits la « radicalisation fiscale » qui touche plusieurs partis sociaux-démocrates ou assimilés comme le SPD en Allemagne et le Parti Démocrate aux États-Unis, sous l’influence des travaux des économistes français Piketty, Saez et Zucman (lire encadré).
En Allemagne le SPD participe à la « Groko » (grande coalition avec la CDU) qui gouverne le pays, mais les deux nouveaux présidents du parti, Norbert Walter-Borjans actuel ministre des finances de Rhénanie du Nord-Westphalie et Saskia Esken, membre du parlement du Bade Wurtemberg, appartiennent clairement à son aile gauche et sont porteurs d’un programme visant à « détricoter » une grande partie des réformes réalisées entre 1998 et 2005 par le chancelier Gerhard Schröder, jugées trop libérales. Le SPD ouvre les cordons de la bourse : il propose ainsi un allongement de la période d’indemnisation du chômage, notamment pour ceux qui perdent leur emploi après cinquante ans, une hausse des indemnités pour les chômeurs chargés de famille et surtout de porter le salaire horaire minimum à douze euros, contre un peu plus de neuf euros actuellement. Par ailleurs un programme d’investissements de 450 millions d’euros par an pendant dix ans serait consacré aux infrastructures, aux écoles et au numérique.
Compte tenu de sa gestion vertueuse des finances publiques, l’Allemagne a des marges de manœuvre et les dépenses prévues ne devraient normalement pas se traduire par un endettement supplémentaire ou par un accroissement des impôts. Ce serait compter sans l’influence de Kevin Kühnert, le chef des jeunes sociaux-démocrates, trente ans. Il souhaite le retour du Vermögenssteuer (impôt sur le patrimoine) supprimé en 1997. Élu à l’une des vice-présidences du SPD, et connu pour ses prises de position souvent radicales (nationalisation des grands groupes industriels, limitation de la propriété immobilière), il observe que « l’Allemagne fait partie des pays où l’imposition sur la richesse est la plus faible au monde » et milite de longue date, comme le président du parti, pour qu’une taxe soit appliquée aux « millionnaires ». Olaf Scholz, ministre fédéral des finances et vice-chancelier, s’étant lui aussi rallié à cette mesure, le SPD l’a inscrite à son programme électoral lors de son congrès début décembre à Berlin.
La taxe serait d’un pour cent à partir d’un patrimoine net de deux millions d’euros pour les célibataires et de quatre millions d’euros pour les couples, et augmentée à 1,5 ou deux pour cent pour les très grandes fortunes (super-riches). Elle pourrait rapporter à l’État fédéral près de neuf milliards d’euros par an, déduction faite du coût de sa collecte. Le SPD la considère comme nécessaire, car la « forte concentration de richesses » met en danger la cohésion sociale et le dynamisme économique du pays. Il fait observer que les autres impôts sur le patrimoine telles que les taxes sur la propriété, les successions, les donations et l’achat de terrains sont relativement faibles en Allemagne et qu’un taux d’un pour cent est inférieur de moitié à la moyenne des pays qui taxent la fortune. Cependant, le SPD ne s’attend pas à une mise en œuvre rapide, d’autant que la mesure est inapplicable dans le cadre de la Groko et qu’il est très à la peine dans les sondages en cas d’élections anticipées. Mais ses propositions font leur chemin et d’autres formations comme les Verts, qui ont davantage le vent en poupe, pourraient les récupérer.
L’évolution la plus frappante vient des États-Unis. Candidate aux primaires démocrates de 2020, Elizabeth Warren, sénatrice du Massachusetts (un des États les plus riches de l’Union) et professeur à Harvard, propose la création, pour la première fois aux outre-Atlantique, d’un véritable impôt fédéral sur la fortune. Son taux serait de deux pour cent par an pour les fortunes comprises entre cinquante millions et un milliard de dollars, et de trois pour cent au-delà voire de cinq à dix pour cent pour les multi-milliardaires. Elle s’appliquerait à tous les actifs, où qu’ils se trouvent et sans aucune exemption, et serait complétée par une exit tax égale à quarante pour cent du patrimoine pour ceux qui choisiraient de quitter le pays et d’abandonner la citoyenneté américaine ! Deux autres candidats démocrates ne vont pas si loin. Mais la représentante de New York Alexandria Ocasio-Cortez a proposé un taux marginal de 70 pour cent sur les plus hauts revenus (plus de dix millions de dollars par an) alors que Bernie Sanders, sénateur du Vermont, un État plutôt pauvre, défend un taux de 77 pour cent sur les plus grosses successions. À la surprise générale, ces propositions qualifiées de « socialistes » par les Républicains rencontrent un certain écho dans l’opinion et même chez les possibles assujettis (lire encadré).
Soutiens inattendus
En Allemagne le programme fiscal du SPD, qui est pourtant loin de faire l’unanimité en interne, a reçu l’appui inattendu de Marcel Fratzscher, le très respecté directeur de l’institut économique DIW de Berlin pour qui « l’Allemagne a l’une des plus fortes inégalités de patrimoine en Europe », tandis que l’économiste de l’OCDE, Nicola Brandt, a trouvé un tel impôt « avantageux » et « équitable ». Et selon un sondage publié fin août par le quotidien de centre droit Die Welt, 58 pour cent des Allemands sont pour le retour d’un impôt sur le patrimoine, 41 pour cent le trouvant même « très positif ».
Aux États-Unis, où les enquêtes indiquent que soixante pour cent des sondés soutiennent la proposition Warren d’un impôt sur la fortune, et un pourcentage identique des 750 millionnaires interrogés par CNBC l’approuvent également. Il existe même un mouvement dit des « millionnaires patriotiques » qui exigent d’être encore plus taxés. L’héritière de Walt Disney, sa petite-nièce Abigail (qui pèse 120 millions de dollars) en fait partie. Les milliardaires ne sont pas en reste avec à leur tête Ray Dalio, fondateur du hedge fund Bridgewater (sa fortune serait de près de 20 milliards de dollars), Jamie Dimon, CEO de J.P. Morgan Chase (qui a perçu 31 millions de dollars de salaire en 2018) et l’inévitable Warren Buffett, tous favorables à « imposer davantage les riches ».
Les propositions de Piketty
Les économistes français Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, de l’université de Berkeley, ont établi qu’aux États-Unis 0,1 pour cent des contribuables les plus riches, soit environ 170 000 foyers, contrôlent vingt pour cent du patrimoine national, un pourcentage jamais atteint depuis 1929. Pour leur collègue Thomas Piketty, auteur du livre « Capitalisme et idéologie » (un titre révélateur), des taux d’imposition élevés sur la fortune sont justifiés sur le plan moral et social sans pour autant peser sur la croissance économique.
Ainsi, aux États-Unis à partir de 1919 des taux de prélèvements supérieurs à 70 voire 80 pour cent ont été appliqués sur les plus hauts revenus et les successions. Entre 1950 et 1990, le revenu moyen par habitant y progressait en moyenne de 2,2 pour cent par an alors que la hausse est tombée à 1,1 pour cent sur les trente années post-Reagan, de 1990 à 2019. La croissance a donc été divisée par deux alors que, dans le même temps, le taux maximum d’impôt sur le revenu baissait de 75 pour cent à 35 pour cent, preuve, selon l’auteur, de l’inefficacité des baisses d’impôts. Inversement des taux de prélèvements élevés « n’ont pas tué le capitalisme américain ».
Il n’est pas anodin que les trois économistes viennent d’un pays, la France, qui vient de reconquérir la première place mondiale des prélèvements obligatoires, avec un niveau de 46,1 pour cent du PIB (contre 35,5 pour cent en 1974) un rang qu’elle occupait déjà dans les années soixante avant d’être dépassée par les pays scandinaves. Thomas Piketty, qui plaide inlassablement pour accroître la taxation du patrimoine des riches (il recommande de taxer jusqu’à 90 pour cent la tranche au-dessus de deux milliards d’euros) est très engagé politiquement : longtemps proche du Parti Socialiste et de François Hollande, dont le quinquennat a été marqué par un forte augmentation de la pression fiscale, il s’est récemment rapproché du mouvement d’extrême gauche la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon, mais il le trouve encore trop tiède « sur le programme de dépassement du capitalisme ».