Elle ne sait pas dire non. Elle a encore accepté d’écrire un article, in extremis, et n’a pas beaucoup de temps. Malgré la pression, elle joue le jeu, commence à se raconter, prend feu ; parce qu’elle aime partager sa passion, parce qu’elle ne fait pas les choses à moitié, jamais.
À mi-chemin entre l’art et la recherche académique, Sophie Feyder est l’une de ces femmes qui transmettent l’étincelle qui les meut. Si elle dit, en dégageant une de ses longues mèches noires avec des doigts fins, « j’ai besoin de gens intéressants autour de moi pour me motiver », on ne la croit qu’un peu. Elle n’accorde pas beaucoup de valeur aux biographies, « toujours construites », mais finit par lâcher des bribes de son parcours. Ayant grandi à New York et Luxembourg dans une famille luxo-péruvienne ouverte au monde, elle s’intéresse tôt et tous azimuts à « was die Welt im Innersten zusammenhält ». Dotée d’un talent artistique, elle intègre cependant Sciences Po plutôt qu’une école d’art, « pour mieux comprendre ». Pendant un séjour d’un an en Inde, dès ses vingt ans, elle découvre son amour pour la photographie qu’elle pratique tout en la théorisant (une approche qui la caractérisera). « Je me suis interrogée sur la façon dont les touristes photographient des gens qu’ils ne connaissent pas et sur leur relation à l’image qui en résulte… L’éthique de la photographie globalisée si on veut ».
Plutôt que l’Inde, c’est l’Afrique qui cristallise ses interrogations. « J’ai voulu savoir pourquoi ce continent fascinant est dans son état actuel ». Non sans faire usage de l’apanage politique qu’elle trimbale : « Quelle est la responsabilité des ex-pouvoirs coloniaux ? Que peut-on faire ? Les politiques de développement s’inscrivent souvent dans une approche technique, alors que les problèmes sont plus politiques ».
Comme les choses ne sont jamais linéaires et que Sophie se laisse guider par ce doute qui l’habite, qui la rend si sympathique, combiné à la détermination de trouver sa propre voie indépendamment de celle qu’on aurait pu lui mettre dans le berceau, elle finit par se chercher au sein de la rédaction d’un journal alternatif de gauche à Berlin. Elle y décide de donner une chance à la photo, à son côté artistique. « Je n’ai jamais voulu travailler dans l’administration, ni les ONG… Ces mondes professionnels rendent difficiles les relations ‘normales’ avec les gens, alors que c’est le rapport aux autres qui me nourrit ». Elle expérimente toutefois les aléas des carrières indépendantes, fait une « crise existentielle » – « je ne supportais pas de dépendre de mes parents » – et reprend finalement les études au Centre des études africaines à Leiden. C’est là que ses intérêts trouvent cause commune. Elle développe l’idée de « faire une histoire sur l’Afrique à partir d’images » après être tombée sur David Goldblatt, « père de la photographie sud-africaine » dont l’angle de vue, conciliant esthétique et analyse sociétale, la fascine. « Quelque part, c’est pour rencontrer Goldblatt que je suis partie en Afrique du Sud, » avoue-t-elle avec son rire détonnant. Basée à Bruxelles, elle y retournera souvent, happée par l’énergie ambiguë de Johannesburg « malgré sa mauvaise réputation qui m’attire radicalement ». Dans la Goldrush-city, elle découvre d’autres photographes phares comme Santu Mofokeng, et décide de rechercher sur les premiers photographes noirs, les grands oubliés d’une photographie qui est aussi instrument du pouvoir.
« S’il y a un fil linéaire dans ces années chamboulées, c’est peut-être l’esprit ‘underdog’ », explique-t-elle avec un esprit lucide sur elle-même et ses choix. « Plutôt que les leaders, ce sont les gens qui ne prennent pas la parole qui m’intéressent ». Et la chance lui sourit. Son séjour dans une famille de Soweto et le hasard l’amènent vers la collection des années 50 du photographe amateur Ronald Ngilima, assassiné en 1960 dans des circonstances peu claires. Une collection totalement inconnue, que la famille Ngilima voudrait partager en sa mémoire. La mine d’or à elle : Sophie en fait son sujet de doctorat, afin d’analyser ce que ces photos apportent à la compréhension de l’Afrique du Sud tout en témoignant d’une histoire humble, celle du quotidien plutôt que celle constituée d’actes politiques. En avril, elle repartira pour une expo communautaire montée avec l’université de Johannesburg et l’école The Market Photo Workshop, visant à montrer une sélection d’images au grand public.
Récipiendaire d’une bourse du CNA en 2010, Sophie n’a jamais vraiment arrêté de prendre des photos. « Je continue à sentir le conflit entre la pratique artistique et le besoin de rationaliser le monde. Mais les projets personnels n’avancent que doucement. Pour l’instant l’accent est mis sur la théorie », soupire-t-elle, ayant réalisé la fatalité des choix douloureux si on veut faire les choses à sa façon : entièrement.