...et je te dirais qui tu es (Jean Anthelme Brillat-Savarin). La physiologie du goût est le premier ouvrage qui traite scientifiquement des organes sensoriels, de la digestion et des théories sur les liens entre l’alimentation et le sommeil, les différents régimes, l’obésité et la maigreur.
Ce livre de Jean Anthelme Brillat-Savarin a été publié en 1825, deux mois avant la mort de l’auteur. Le sujet du goût, des textures et de la façon de se nourrir ne date donc pas d’aujourd’hui. Le conditionnement du goût commence, apparemment, dès l’enfance. Prenons, en exemple, l’enfant à qui on donne des purées de légumes en boîte pendant une période d’au moins trois mois. Il va refuser les premiers repas de légumes frais maison. Un autre exemple est celui des fraises : un enfant habitué au goût de l’arôme de la fraise dans les yaourts sera-t-il à même de reconnaître le vrai fruit, s’il le goûte à l’aveugle. Des tests similaires peuvent être envisagés chez l’adulte. Pourquoi n’essaieriez-vous pas vous-même ? Si on n’utilise, sur une période prolongée, que des sauces artificielles en sachet, saura-t-on encore apprécier une sauce naturelle tel qu’un simple jus de déglaçage fait avec les sucs de la viande rôtie ? Je n’en suis pas persuadé. Le goût étant conditionné par les habitudes, le jus de déglaçage risque de paraître fade à celui qui est habitué à une cuisine « en sachet », riche en sel et en arômes artificiels. Aussi comprend-on que le développement du goût passe nécessairement par l’éducation.
Notre goût – une structure bien rodée. La langue est à la base des sensations et de la détection des parfums et arômes. Lors de la mastication, la langue déplace la nourriture de gauche à droite et de droite à gauche. C’est lors de ce processus que les papilles gustatives et les bourgeons gustatifs, placés sur la langue, permettent de détecter les cinq goûts que l’être humain est capable de distinguer : le sucré, le salé, l’amertume, l’acidité et plus récemment l’umami (correspondant au glutamate). Durant de nombreuses années, les scientifiques partaient du principe que la langue était munie de cinq zones différentes où les papilles étaient regroupées par sensibilité à un goût spécifique. Cette théorie est contestée depuis peu, car des tests menés en 2006 ont démontré que les papilles étaient éparpillées de façon aléatoire et non par zone.
La sensation gustative ne se limite pas seulement aux propriétés de la langue. Notre bouche entière est mise à contribution. Le palais, les dents, les lèvres perçoivent la structure des aliments. Ce sont eux qui, à leur tour, influencent l’appréciation des beaux et bons plats à travers la sensation de croquant sous la dent, de moelleux sous le palais et des différentes températures au cours de la dégustation. Ainsi, une texture perçue comme inadéquate peut avoir un effet aussi rédhibitoire qu’une sensation gustative désagréable. N’avez-vous pas dans votre entourage des personnes converties à un aliment supposé détesté juste parce qu’on en aura changé la structure ? Je vous donne quelques exemples : l’huître crue/l’huître gratinée, les petits pois/la soupe ou la purée de petits pois, les groseilles fraîches/la gelée de groseille, et j’en passe.
La mastication, aussi, fait donc le goût. Je vous propose de faire un test : Prenez deux fines plaquettes de chocolat et disposez de la mousse vanille ou chocolat au milieu. Puis, inversez la préparation et dressez la mousse autour des plaquettes qui cette fois seront dans le cœur de la préparation. Ensuite dégustez les deux. Le croquant étant dominant, lors du premier exemple le goût de la plaquette de chocolat va clairement s’imposer par rapport à la mousse, alors que dans le deuxième essai, le tout ira crescendo vers un résultat équilibré.
Pour finir, n’oublions pas l’odorat qui nous met l’eau à la bouche avant même la dégustation, rien qu’en s’approchant de l’assiette. Observez un peu vos congénères face à un met fraîchement servi, vous verrez comment certains hument délicatement leur assiette, d’autres plus « bestiaux » reniflent carrément la nourriture qui leur est offerte. L’odorat continue à influencer la perception du goût durant la dégustation par le retour des arômes et des parfums vers le nez à l’arrière de la bouche. Il suffit de penser aux méfaits d’un simple rhume sur la perception de ce qu’on mange pour se rendre compte de l’importance de l’odorat.
Consciemment ou non, ce sont donc tous ces aspects qui sont pris en considération par les chefs quand ils construisent leurs nouvelles créations.
Je citerai Pierre Gagnaire, grand cuisinier étoilé, que j’ai eu l’occasion de rencontrer lors d’une conférence sur le goût à Paris. « Un plat abouti associe le tendre et le croquant, il contient du surprenant qui interpelle et de la cohérence qui raconte l’histoire à travers la préparation »
Ça, c’est au niveau de la perception gustative. À cette jolie citation s’ajoute l’importance du visuel qui va éveiller l’appétit. On se laisse aisément influencer par l’atmosphère chromatique d’un plat. Ainsi l’utilisation du bleu dans l’alimentation provoquera chez nous une réaction de rejet peu importe la saveur. A l’opposé le rouge, va stimuler nos sens. Par ailleurs on ne doit pas non plus négliger l’influence de ce que j’appellerai l’« étiquette ». Pouvez-vous garantir une objectivité totale lorsqu’un met est étiqueté bio, terroir, ou encore d’un grand nom de la cuisine. Pour résumer, on retiendra que notre goût est influencé de façon induite par le milieu dans lequel nous évoluons et par l’aspect, et de façon plus technique par les odeurs, les saveurs et les textures. Bref, il est difficile d’atteindre de l’objectivité dans ce domaine.
Aussi, pour essayer de se débarrasser de toutes les influences culturelles et visuelles qui nous guident dans notre relation à la nourriture, certains restaurants proposent à leurs clients des soirées spéciales, dans le noir total, pour que les gens se concentrent sur l’essentiel. Si cette expérience peut paraître intéressante, car elle permet d’appréhender la nourriture autrement, pour ma part elle peut aussi être controversée, car le goût reste l’attribut d’un tout. Et c’est la maîtrise de ce qui se passe au-delà du goût qui fera la différence entre le « bien » et l’« excellence ».
Je terminerai, comme j’ai commencé avec Brillat Savarin : « La découverte d’un mets nouveaux fait plus pour le bonheur du genre humain que la découverte d’une étoile. » La cuisine arrivera toujours à nous étonner, à nous surprendre, à découvrir et à apprécier, et, contrairement à l’étoile, elle est accessible.