La consommation excessive d’alcool est un problème de santé public majeur, encore et toujours sous-thématisé, sous-diagnostiqué et sous-traité. Et la stigmatisation sociale de l’alcoolisme et de l’alcoolique, survivance du modèle moral de l’alcoolisme du XIXe siècle, ne fait qu’en rajouter à la spirale infernale dans laquelle les personnes devenues alcoolodépendantes finissent tôt ou tard par s’enfermer.
Qu’en est-il, dès lors, de la responsabilité du sujet, aussi vulnérable mais également lucide que celui-ci puisse avoir été au départ, de son libre-arbitre, de sa faculté de choisir l’alternative et de remonter la pente, une fois qu’il est pris dans l’engrenage de l’alcoolisme ? Autrement dit, au fur et à mesure de la progression d’un processus aux dimensions multiples – neurobiologiques, neuropsychologiques, psychoaffectives et sociofamiliales – bien souvent marqué par la surenchère du pire et la résignation face à une issue finalement ressentie comme fatale.
L’ouvrage grand public de Philippe de Timary, professeur à l’Université Catholique de Louvain, vient de paraître à un point nommé. Humaniste convaincu, l’auteur est doté de la double légitimité du neuroscientifique reconnu et du clinicien expérimenté pour tenter de répondre de manière qualifiée aux questions – à vrai dire hautement complexes – soulevées.
Réduire l’écart de traitement
Il y a une bonne dizaine d’années environ, la notion d’écart de traitement (treatment gap) a été propulsée à la une des agendas de santé publique, de l’Organisation mondiale de santé (OMS) notamment : si les mésusages d’alcool constituent une problématique omniprésente à l’origine d’une très importante charge globale de morbidité (global burden of disease), l’accès aux soins est en revanche très limité (quelques dix pour cent des personnes alcoolodépendantes y ont recours, ceci en moyenne seulement après une quinzaine d’années d’évolution de la problématique). Ledit écart de traitement est lié d’une part à la problématique alcoolique elle-même et d’autre part à l’organisation et aux modalités du dispositif de soins, sans oublier l’impact de la société à ces deux niveaux (ambivalences des sociétés dites permissives, stigmatisation sociale).
On considère de nos jours que les différentes catégories de mésusage d’alcool (usage à risque, usage nocif/abusif et usage dépendant, avec ses dimensions psychiques et physiques) constituent en fait différents degrés de sévérité d’un seul et même processus graduel. Si les classifications dites catégorielles gardent l’avantage d’une meilleure opérationnalisation en termes d’interventions de type santé publique, les classifications dites dimensionnelles permettent entre autres de comprendre que l’« alcoolique » ayant développé une dépendance sévère n’est pas l’autre pris dans une sorte de catégorie différente de la mienne, mais qu’il s’agit bel et bien de mon semblable, de moi-même en puissance. Penser autre chose relève déjà du déni (voire de la stigmatisation) dont il sera question un peu plus loin. En revanche, les stades initiaux dudit processus sont devenus plus récemment un focus d’intervention privilégié (prévention primaire, repérage précoce, intervention brève, et cetera).
Aussi, l’auteur rappelle-t-il d’entrée de jeu les recommandations de l’OMS relatives aux seuils de la consommation dite à faible risque (le risque zéro n’existant pas, notamment d’un point de vue cancérologique, voilà pourquoi il existe également des recommandations plus prudentes que celles de l’OMS) : maximum trois verres dits standards par jour pour les hommes (21 verres par semaine), et deux verres par jour pour les femmes (14 verres par semaine), sous réserve d’exceptions (zéro alcool chez les jeunes, les femmes enceintes, et cetera).
Une problématique complexe aux facettes multiples
Pour tenter de répondre à la question de la responsabilité du sujet, l’auteur situe d’abord celle-ci dans le cadre d’une interrogation sur la notion d’alcoolisme-maladie en tant que processus qui à la fois engage le sujet et le dépasse. L’auteur distingue à ce titre entre deux types de facteurs d’occultation de la prise de conscience par le sujet de ce qui le concerne et qui le plongent dans une sorte de contemplation : d’une part le déni subjectif (refus de reconnaissance de la réalité, de la perte de contrôle et des conséquences de l’alcoolisme, entre autres par blessure de l’amour-propre, par compensation d’une faible estime de soi, d’un vécu de dévalorisation, et cetera), et d’autre part le déficit neurologique (anosognosie ou absence de conscience morbide sur fond d’une atteinte cérébrale plus ou moins prononcée et réversible à l’arrêt de la consommation).
L’auteur se penche ensuite sur les causes et les mécanismes du développement de la problématique alcoolique. Là encore il y a lieu de distinguer entre deux types de facteurs, les facteurs de vulnérabilité, indépendants de toute consommation d’alcool (prédisposition génétique, tolérance biologique, traumatismes psychologiques, traits de personnalité en rapport avec l’impulsivité, l’intolérance à la frustration, l’anxiété, la dépression, et cetera), et les facteurs engendrés par la consommation elle-même (facilitation des interactions sociales en cas de timidité ou de phobie sociale, recherche d’apaisement en cas de crise d’angoisse, de stress posttraumatique, d’événement de vie critique, et cetera). La combinaison de ces deux types de facteurs constitue le nid de l’enfoncement dans la spirale bio-psycho-sociale négative de l’alcoolisme.
Une autre barrière à l’accès aux soins est liée aux effets psychologiques de l’alcool. L’auteur relève l’installation de plusieurs cercles vicieux : alcool, dépression, anxiété et fatigue (en général, amélioration rapide après le sevrage) ; alcool, atteinte des fonctions cognitives/exécutives (réflexion, anticipation, décision), du contrôle des impulsions et de la régulation des émotions (différenciation, expression, élaboration), y compris dans leurs dimensions interpersonnelles (effets susceptibles de persister à plus long terme).
Nous voilà arrivés au cœur de l’ouvrage où l’auteur déploie l’une de ses thèses centrales, notamment l’hypothèse d’un lien entre l’existence d’un trouble par excès (hypersensibilité liée au Soi et au rejet social, écart grandissant entre un idéal élevé et une réalité à la dérive), d’un trouble par défaut (trouble de la cognition sociale, de la théorie de l’esprit, de la mentalisation, de l’empathie, et cetera), et l’alcoolisme (en réponse aux blessures sociales vs. indifférence progressive au rapport social, syndrome d’autoexclusion, déconnexion de la société). Tant l’impulsivité que le trouble de la cognition sociale ont leurs corrélats au niveau des dégâts cérébraux causés tôt ou tard par l’alcool en cas de dépendance sévère et qui ne sont pas sans conditionner les risques de rechute et de perte de contrôle parfois précoces et massifs en cas d’abstinence.
Les mécanismes biologiques concernent deux types de processus, respectivement de renforcement positif (recherche de plaisir, rôle central du système de récompense et de motivation) et de renforcement négatif (évitement/atténuation d’états émotionnels négatifs, impliquant également le système du stress). À ces deux types de processus (rajoutons qu’en cas d’alcoolisme chronique l’impact du second tend à se substituer au premier) correspondent différents circuits neuronaux, faisant intervenir différents neurotransmetteurs. Ceux-ci sont la cible des divers médicaments utilisés dans le traitement de l’alcoolisme, dont les principaux sont brièvement évoqués dans le livre. Un domaine de recherche sans doute prometteur – investi par l’auteur – porte sur les mécanismes biologiques plus indirects du développement de l’alcoolisme, notamment dans le cadre d’un processus inflammatoire (altération de la perméabilité de la paroi intestinale et du microbiote intestinal, libération sanguine d’agents bactériens, répercussions finalement au niveau cérébral).
Un dispositif de soins différencié, à la portée de tous
Les conseils prodigués aux familles sont de trois types : réagir suffisamment tôt pour prévenir l’installation de la spirale négative ; manifester son inquiétude en évitant les reproches (conformément à l’esprit de l’entretien motivationnel de l’addictologie contemporaine) ; faire appel à une aide extérieure, le cas échéant professionnelle. Au-delà de ces conseils les familles sont invitées à s’interroger sur leur implication, ceci malgré les meilleures intentions de ce monde, dans la genèse et le maintien de la problématique de dépendance (codépendance) et à s’adresser, au même titre que la personne alcoolique, aux groupes d’entraide.
Quant au traitement de l’alcoolisme, le lecteur découvrira, chemin faisant, le nouveau paradigme de l’élargissement et du libre choix des objectifs thérapeutiques (abstinence vs. modération/réduction de consommation, le cas échéant comme objectif intermédiaire), inscrivant l’alcoologie au cœur d’une addictologie se soutenant depuis une trentaine d’années désormais de la réduction des risques et des dommages, ce qui a déjà permis dans bien des situations jugées désespérées voire dépassées de briser les différents cercles vicieux cités et d’inverser ladite spirale infernale, sinon même de la muter en spirale vertueuse.
Précisons que si l’abstinence reste en 2017 l’objectif recommandé en cas d’alcoolodépendance avancée, sévère, physique, etc. et en cas de comorbidité psychiatrique (alcoolisme associé à d’autres troubles mentaux/psychiques), toute réduction de consommation significative est préférable au statu quo.
L’objectif d’abstinence présuppose, en définitive, pour pouvoir être atteint et maintenu dans la durée, une motivation dite intrinsèque dont l’appropriation par le sujet passe souvent par la fixation des précités objectifs intermédiaires. Parmi les facteurs déterminants d’une abstinence réussie l’auteur en cite trois : la persistance ou non d’une appétence à l’alcool (craving), elle-même soumise autant à des processus automatiques qu’à des processus réflexifs (la décision d’arrêt et son maintien !), le mieux-être psychologique procuré par l’abstinence (qui n’est pas toujours au rendez-vous et dont il faudra le cas échéant s’occuper !), enfin la qualité des relations sociales (souvent hypothéquée par la fierté ou la honte) et les stratégies de gestion des tentatives de consommation en contexte sociétal.
Le traitement se déroule typiquement en plusieurs phases (contact, sevrage, consolidation, longue durée) et associe plusieurs modalités/méthodes (pharmacothérapie, psychoéducation, psychothérapie, intervention systémique, réentraînement cognitif, exercices de pleine conscience, et cetera).
C’est ici qu’il convient de se rappeler les distinctions précédemment introduites, et d’adapter l’approche à la situation de la personne : fragilité narcissique vs. anesthésie sociale ; illusion de reprise du contrôle après amélioration subjective initiale vs. persistance de troubles cognitifs, émotionnels et relationnels exposant au risque de rechute en postsevrage plus ou moins immédiat, et cetera.
L’une des originalités du modèle décrit et implémenté en milieu universitaire à Bruxelles par Philippe de Timary consiste dans ce qu’il appelle l’hospitalisation scindée (par le biais d’une collaboration très étroite en unité conjointe entre médecine interne et psychiatrie dans le champ partagé de l’alcoologie) : le sevrage hospitalier en deux temps entrecoupés par un retour en situation de vie réelle, sorte de mise à l’épreuve et de confrontation à la dynamique du refus évoquée ci-dessus, mais aussi de mise en confiance du sujet avec ses propres ressources et engagements convenus avec les soignants.
La question de la fatalité…
Même si l’angélisme n’est pas de mise, selon la formule de l’auteur, si les dégâts causés à soi-même et à autrui peuvent être considérables et s’il n’y a pas lieu d’en affranchir complètement le sujet, les personnes alcoolodépendantes n’ont qu’une responsabilité de plus en plus limitée au fur et à mesure de leur enlisement dans le processus aliénant et dévastateur de l’addiction (difficultés allant en s’aggravant avec la poursuite de la consommation, pour les raisons bio-psycho-sociales évoquées, pour jeter un regard critique et éclairé sur leur propre situation).
Donnons également à penser ceci : s’il n’est pas très utile de se sentir coupable d’avoir développé une dépendance à l’alcool, il peut être pertinent, en revanche, de se sentir responsable de se donner les moyens pour s’en sortir. Une telle prise de conscience implique, au demeurant, pour autant qu’elle soit (encore/à nouveau) possible, la prise de responsabilité par le sujet par rapport aux conséquences de ses actes, y compris de l’acte de boire.
L’auteur estime dès l’introduction que « l’alcoolisme n’est une fatalité que si l’ensemble des intervenants se laisse sombrer dans la résignation ». Le pessimisme n’est dès lors pas non plus de mise : dans moins de dix pour cent seulement des cas admis en traitement, selon l’expérience de l’auteur, le pronostic reste réservé. Mais même dans ces cas-là, et dont on ignore tout à l’avance même en pensant tout savoir, sinon à plus forte raison dans ceux-ci, il faut avoir à l’esprit que l’attitude soignante compte parmi les principaux facteurs prédictifs susceptibles d’infléchir une trajectoire de soin et de vie.
Si vous êtes de près ou de loin concerné par la question et si vous estimez qu’un travail de réflexion sur celle-ci peut vous aider à avancer, alors rendez-vous sans hésiter chez votre libraire, à condition bien entendu de maîtriser la langue de Molière. Cela dit, sachez qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage simplificateur rempli de caricatures multicolores et d’anecdotes faciles, mais bien d’un travail de transposition rigoureux visant à rendre accessible les acquis scientifiques de l’alcoologie contemporaine à un large public inégalement averti. Ceci dans un langage clair et sensible, le tout assorti de nombreuses vignettes cliniques qui sont autant de témoignages de tragédies singulières que de sources d’espoir pour s’en sortir.