Grâce à un don de 7,25 millions d’euros d’un mécène anonyme, la Bibliothèque nationale de France réussit à acquérir en 2010 le manuscrit, classé illico trésor national, de l’Histoire de ma vie jusqu’à l’an 1797 du fameux aventurier, clerc, militaire, écrivain, joueur professionnel, homme d’affaires, confidente des inquisiteurs et libertin, Giacomo Casanova, « seigneur de Seingalt » (1725-1798). Aujourd’hui, deux ans plus tard, la bibliothèque fête cette acquisition avec une belle exposition qui met en scène les 3 768 pages remplies d’une écriture très moderne et très lisible. Elle évite surtout de réduire cet amoureux de la liberté individuelle sous un régime absolutiste à une caricature de Don Juan, comme l’ont fait les éditeurs des mémoires, ou à un automate sexuel, comme l’a présenté Fellini.
À partir des douze cartons sortis des coffres-forts de l’éditeur allemand Brockhaus, l’exposition évoque en une dizaine de salles les grandes étapes de la vie du Vénitien, qui a connu les cours et les prisons, Paris, Londres, Saint-Pétersbourg, Rome et Constan[-]ti[-]nople, a rencontré Vol[-]taire et Rousseau, beaucoup de femmes, dont l’un ou l’autre amour de sa vie. Comme « Henriette », la jeune aristocrate aixoise Anne Adélaïde de Gueydan, qu’on découvre avec sa sœur dans un tableau attribué à Claude Arnulphy.
Après la chute de l’Ancien Régime, Casanova vivait ses dernières années en Bohème, de la grâce du comte de Waldstein qui le nomma bibliothécaire. En été 1789, au moment de la Révolution française, il commença à rédiger son Histoire, le souvenir d’un monde cruel et raffiné disparu à jamais.
Casanova était surtout un grand voyageur qui a parcouru 60 000 kilomètres à travers l’Europe avec tous les moyens de transport disponibles à l’époque. Au cours de ses fuites et errances, il passa au moins deux fois par le Luxem[-]bourg. Certaines éditions anciennes et traductions de son Histoire mentionnent une rencontre avec l’empereur autrichien Joseph II, évoquée également dans l’exposition : « Il me dit à Luxembourg, il y a sept ans… » En réalité, l’auteur avait écrit « à Laxem[-]bourg », au château impérial près de Vienne (Vol. 3, ch. XII).
C’est probablement vers la fin de septembre 1767 que Casanova s’arrêta à la forteresse de Luxembourg, mais le souvenir n’a pas marqué le coutumier des grandes capitales. Car le Luxembourg était une partie de l’Ancien Régime qui attendait toujours le siècle des Lumières, une forteresse étroite et des villages perdus au milieu de forêts obscures. Casanova se souvient : « Nous partîmes de Spa sans domestique, et à Liège nous prîmes des chevaux jusqu’à Luxembourg, allant par les Ardennes. Il fallait faire ainsi pour éviter Bruxelles, où elle craignait une surprise. À Luxem[-]bourg. nous prîmes un domestique qui, par Metz et Verdun, nous servit jusqu’à Paris. Ma chère fille en voyage voulut toujours coucher avec son nouveau père, et l’endormir entre ses bras » (vol. 10, ch. XI).
Mais c’est une traversée des Ardennes, cinq ans auparavant, en juin 1762, qui surprend davantage par ses observations : « Nous arrivâmes à Liège le lendemain au tomber de la nuit, et j’insinuai à Mme d’Urfé d’y séjourner le jour suivant, voulant y prendre des chevaux pour aller à Luxembourg par les Ardennes ; c’était un détour que je me ménageais pour posséder plus longtemps ma charmante Mimi. […] Nous repartîmes le lendemain, et nous fûmes deux jours à traverser les Ardennes. C’est un des plus singuliers pays de l’Europe, vaste forêt dont les histoires de l’ancienne chevalerie ont fourni à l’Arioste de si belles pages au sujet de Bayard.
« Au milieu de cette immense forêt, où l’on ne trouve pas une ville et qu’il faut cependant traverser pour se rendre d’un pays dans un autre, on ne trouve presque rien de ce qui est nécessaire aux commodités de la vie. »
« On y chercherait en vain des vices et des vertus, et ce que nous appelons des mœurs. Les habitants y sont sans ambition, et ne pouvant avoir des idées justes sur le vrai, ils en enfantent de monstrueuses sur la nature, sur les sciences et sur le pouvoir des hommes qui, selon eux, méritent le titre de savants. Il suffit d’être physicien pour y être réputé astrologue et surtout magicien. Cependant les Ardennes sont assez peuplées, car on m’a assuré qu’il y a douze cents clochers. Les gens y sont bons, complaisants même, et surtout les jeunes filles ; mais en général le sexe n’y est pas beau. » (vol. 8, ch. III)
Le plus étonnant dans cette description de nos ancêtres qui habitaient la « Grande région » belge, luxembour[-]geoise et française, c’est qu’elle rappelle étrangement les observations qu’un autre voyageur, le cartographe humaniste Abraham Ortelius, avait fait deux siècles plus tôt, en 1575 : « Sunt his in locis homines paruo viuentes, [&] laboriosi, salubri sanè corpore, [&] longeui, ita vt centesimum annum attigisse, non sit rari apud eos exempli probitas est vt eorum, qui suo contenti, ac vt non multum suos excedunt fines, ita nec aliarum nationum delitias expetere videantur. » (Itinerarium per nonnullas Galliae Belgicae partes).
Sans mentionner, bien sûr, Henry Miller au paradis des vaches béates, deux siècles après Casanova.