On les appelle « terres rares », mais il s’agit en réalité de métaux, moins d’une trentaine dans l’acception la plus large. Leurs propriétés exceptionnelles sont utilisées dans la fabrication d’appareils électroniques grand public, mais aussi dans le domaine médical, l’automobile, les industries aéronautique et militaire, la production d’énergie ou le raffinage du pétrole. Avec le boom du numérique et des nouvelles technologies vertes (greentechs), les terres rares sont devenues hautement stratégiques et, selon l’universitaire américain David S. Abraham, auteur du livre The elements of power paru en janvier 2016, les pays développés en sont devenus tout aussi dépendants qu’ils l’étaient du pétrole, d’autant que, comme pour le pétrole, les zones de production sont majoritairement situées en dehors de leurs territoires. Leur utilisation croissante a donc ici aussi une dimension géopolitique, en conférant un pouvoir élevé aux pays producteurs.
Pour une production donnée, les métaux rares sont utilisés en quantités infinitésimales, de sorte que leur consommation est encore dérisoire (17 grammes par habitant et par an). Mais techniquement ils n’ont pas de substitut. C’est le cas de l’indium, utilisé pour la fabrication des écrans de smartphones ou d’appareils photo : moins d’un gramme suffit, mais il est essentiel pour conduire l’électricité. Et comme leur emploi est généralisé dans les industries à haute technicité, les besoins devraient fortement augmenter à l’avenir.
La production pourra-t-elle suivre ? Les difficultés techniques et économiques de l’extraction (qui expliquent le terme de « terres rares ») sont préoccupantes au regard de l’évolution de la demande : le journaliste français Guillaume Pitron révèle dans La guerre des métaux rares, un ouvrage paru en janvier 2018, que, rien que pour la voiture électrique, si elle parvient à s’imposer (avec des batteries permettant de rouler jusqu’à 800 kilomètres), il faudra extraire d’ici 2040 davantage de terres rares que ce que l’humanité a prélevé depuis 70 000 ans.
De plus, les zones de production sont à l’heure actuelle très concentrées géographiquement et pour la plupart situées en dehors des pays utilisateurs, essentiellement en Chine.
En 2017, ce pays a produit 81 pour cent des métaux rares dans le monde et possèderait 37 pour cent des réserves mondiales. Dès 1992, Deng Xiaoping affirmait que « les métaux rares sont à la Chine ce que le pétrole est au Moyen-Orient ». Ce pays détient même le monopole ou le quasi-monopole de la production de certains métaux comme l’indium et le gallium, qui entrent dans la fabrication des semi-conducteurs, utilisés en informatique, ou encore le dysprosium et le tungstène, utilisés dans l’armement et l’aéronautique. Non seulement la Chine a bénéficié d’avantages géologiques, mais le gouvernement a aussi massivement investi dans les métaux rares depuis près de trente ans, alors que leur usage était encore embryonnaire. Les pouvoirs publics ont financé la prospection puis l’extraction et la production locale, à un coût d’exploitation très bas. La région de la ville de Baotou au nord de la Chine est ainsi devenue la première région mondiale pour la production de métaux rares, sans grande considération environnementale. D’autre part, des entreprises publiques chinoises (une demi-douzaine, comme la China Minmetals Corporation) ont progressivement racheté les firmes américaines et australiennes qui contrôlaient le marché, récupérant au passage leur expertise technique et leur capacité de recherche.
D’autres pays émergents occupent une place éminente. Le Chili, par exemple, est connu pour être le premier producteur mondial de lithium (33 pour cent du total en 2017), un métal présent dans les batteries de téléphones et d’ordinateurs portables, mais qui est surtout indispensable à la fabrication de celles qui équipent les voitures électriques et hybrides, car il est très léger et peut stocker beaucoup d’électricité. De ce fait, le lithium est également utilisé dans les centres de stockage d’électricité, à proximité des « fermes solaires » et des champs d’éoliennes. Le Brésil produit 90 pour cent du niobium mondial, qui est employé à la fabrication d’alliages d’acier de très haute qualité pour l’aéronautique et dans le domaine médical (broches orthopédiques). Quant à la République démocratique du Congo, elle produit 64 pour cent du cobalt mondial, un métal utilisé dans les batteries et les aimants.
Les pays développés sont mal pourvus et largement dépendants des importations. Le Japon, premier consommateur mondial de métaux rares en raison d’une économie axée sur l’électronique, l’automobile, l’aéronautique et les greentechs, ne dispose d’aucune réserve, même si on aurait découvert dans ses fonds marins des gisements représentant seize millions de tonnes de terres rares. Même constat pour la Corée du Sud. Ceux qui en produisent sont concentrés sur quelques métaux, comme le moly-bdène aux États-Unis. Une exception notable, l’Australie, riche notamment en lithium (17 pour cent des réserves) et en titane, métal stratégique dans l’industrie militaire, aérospatiale et chimique (25 pour cent de la production mondiale).
Selon David S. Abraham, les pays développés ont mal évalué le risque de dépendance au cours des dernières décennies, et leurs chaînes d’approvisionnement sont aujourd’hui particulièrement vulnérables.
Le premier risque est celui d’une insuffisance de l’offre par manque de réserves immédiatement disponibles : pour répondre à la demande, et à supposer que les gisements aient été précisément localisés, il faut mettre en place des infrastructures d’extraction, de transformation et de transport ce qui peut prendre plusieurs années et se traduire entretemps par une forte pression sur les prix.
Une pénurie organisée par un pays fournisseur est peu probable, mais le risque existe, comme l’a montré l’embargo chinois sur l’exportation de métaux rares vers le Japon entre septembre et novembre 2010. Un blocage plus long aurait condamné les usines Sony, Toshiba ou Toyota à suspendre leur production, faute de matière première, la Chine représentant alors 91 pour cent des importations concernées.
La Chine a aussi mis en place, dans le passé, une politique de restriction de l’offre par des quotas et des taxes à l’exportation. Officiellement destinée à prendre en compte des enjeux environnementaux, cette politique, qui a été appliquée parfois de manière drastique jusqu’en avril 2015, visait en réalité à obliger les entreprises étrangères de haute technologie à installer leurs usines de production sur le sol chinois pour avoir un accès direct en métaux rares, ces implantations étrangères high-tech étant elles-mêmes destinées à contribuer à la montée en gamme des productions réalisées en Chine : industrie aéronautique et spatiale, informatique, voitures électriques..
Face à ces risques, les pays développés de l’ouest n’ont envisagé jusqu’ici que des « réponses très timides » selon la Fondation Jean-Jaurès, qui a publié un rapport sur le sujet en février 2018.
Certains pays comme le Canada, l’Australie et l’Afrique du Sud multiplient les projets de prospection et d’extraction, y compris dans les fonds marins, ou tentent de relancer des productions anciennes : mais aux États-Unis par exemple entre 2009 et 2012, ces tentatives ont été avortées en raison de coûts d’exploitation élevés et de risques environnementaux (lire encadré), tandis que l’augmentation de l’offre faisait baisser les cours. Le Japon de son côté a préféré financer des recherches et exploitations à l’étranger en signant des partenariats avec des compagnies australiennes, indiennes, vietnamiennes et kazakhes, sans grands résultats pour l’instant.
Le recyclage est une autre solution envisagée pour réduire la dépendance vis-à-vis des importations de terres rares. La première usine de récupération des métaux contenus dans les appareils usagés a ouvert dans le nord du Japon en 2008. Mais il s’agit d’une activité polluante qui se révèle également coûteuse. Ainsi, Solvay a décidé en janvier 2016 de suspendre après moins de quatre ans les activités, non rentables, de ses usines de recyclage de métaux rares de La Rochelle et de Lyon en France. Toutefois des recherches prometteuses sont en cours pour récupérer plus facilement les précieux métaux et pour leur trouver des alternatives.
Il restera encore à mieux réguler les marchés. Dans son livre, Guillaume Pitron rappelle que la production des métaux rares, exprimée en volumes, est encore dérisoire : elle ne représente en tonnes que 0,0054 pour cent de celle du fer et 0,0025 pour cent de celle du pétrole !
Les échanges n’ont lieu qu’entre un nombre réduit d’acheteurs et de vendeurs, de sorte que l’action d’un seul fournisseur ou acheteur peut perturber le fonctionnement du marché. Entre 2006 et 2008, l’augmentation de la demande chinoise de titane, dont ce pays fournit la moitié de l’offre mondiale, a asséché le marché au détriment des acheteurs occidentaux, avec des cours multipliés par dix.
Les transactions sont particulièrement opaques : tout se négocie de gré à gré en l’absence de régulateur et de formalités. Les chiffres de production ou de stocks, souvent considérés comme des secrets d’État, font cruellement défaut. Les à-coups en termes de prix sont fréquents et alimentent la spéculation. Il n’existe pas encore de cartel de pays producteurs comme pour le pétrole, mais l’Opep ne fut créée qu’en 1960, alors que l’or noir était utilisé depuis plusieurs décennies.
Les pays développés utilisent massivement les métaux rares, mais, n’en produisant que très peu, doivent les importer. La faiblesse des volumes et des prix ne les a pas incités pendant longtemps à sécuriser leurs approvisionnements. Ils se sont rendus dépendants de quelques pays producteurs, Chine en tête. Ils prennent ainsi le risque, non seulement de ruptures de flux ou de renchérissement, mais encore de délocalisations supplémentaires, cette fois dans le high-tech. Déjà en 2010, dans son éditorial du New York Times, le prix Nobel d’économie Paul Krugman estimait qu’avec les métaux rares, la Chine disposait d’une arme géopolitique extraordinaire qui « dépasserait les rêves les plus fous des rois du pétrole du Moyen-Orient ».
Risques environnementaux
Paradoxe : alors que les terres rares sont indispensables à la fabrication des voitures électriques et des panneaux photovoltaïques, outils nécessaires à la transition vers les énergies renouvelables, leur exploitation provoque d’importants dégâts environnementaux.
Lors de l’extraction et du raffinage, des éléments toxiques sont rejetés dans l’environnement : métaux lourds, acide sulfurique, uranium. La radioactivité mesurée dans les villages près de la mine de Baotou en Chine serait 32 fois supérieure à la normale (contre quatorze fois à Tchernobyl). En 1998, les États-Unis ont été contraints de fermer la mine à ciel ouvert de Mountain Pass, en Californie, exploitée depuis 1952, après le déversement accidentel dans la nature de milliers de litres d’eau radioactive. De nombreux pays avaient décidé de fermer leurs mines, mais la hausse de la demande et des prix et la volonté de ne pas dépendre des importations pourrait les amener à revoir leur position : ainsi la mine de Mountain Pass a-t-elle rouvert en 2012 et l’expert français Guillaume Pitron propose de faire de même dans son pays, où par ailleurs la société australienne Variscan a obtenu dans l’ouest sept permis d’exploration. gc