Parmi les nombreuses tentatives de créer un cadre conceptuel opérationnel face aux multiples défis et crises existentielles (crise climatique, perte de la biodiversité, creusement des inégalités, pour ne citer que ceux-là) qui nous assaillent, celui de la doughnut economy, créé par l’économiste britannique Kate Raworth, se distingue sur plusieurs plans. Cela commence par le fait qu’il repose sur une image simple et sympathique, celle de ce beignet en forme de disque évidé, populaire à l’origine surtout dans le monde anglo-saxon, mais connu désormais bien au-delà. Les différents secteurs du disque correspondent aux activités humaines, chacune devant, pour garantir la viabilité de l’ensemble, ne se situer ni dans la partie centrale vide du disque, qui correspond à leurs impacts sociétaux menaçant la dignité humaine, ni à l’extérieur, dans lequel on se retrouve lorsqu’on franchit les limites planétaires. L’art de la doughnut economy consiste donc à concevoir et dimensionner ces activités de façon à ce qu’elles respectent à la fois la nécessité, d’une part, de protéger les populations les plus vulnérables et de réduire les inégalités, et celle, de l’autre, de préserver et de régénérer la biosphère. Un autre grand atout de l’approche de Kate Raworth est qu’elle se situe dans le champ économique, ce qui facilite son adoption par les milieux entrepreneuriaux, sans pour autant rabâcher les poncifs libéraux, loin s’en faut. Enfin, et cette troisième qualité découle des deux premières, le donut, bien qu’assez malléable et bonne pâte pour être décliné à toutes les sauces et assaisonnements, conserve envers et contre tout une dose non négligeable de radicalité qui confère aux démarches qui s’en inspirent une capacité de rebond insoupçonnée. C’est cette irréductibilité, ce côté « petit mais costaud », qui lui permet de s’incruster et de s’affirmer, et surtout de continuer d’inspirer confiance et espoir là où de nombreuses autres méthodologies censées verdir l’économie ont échoué et perdu tout ou partie de leur crédibilité.
Organisée cette semaine au LUCA par le Conseil supérieur du développement durable avec le concours de l’Œuvre Grande-Duchesse Charlotte et du Centre for Ecological Learning, la conférence « Entre défis sociétaux et limites planétaires », en présence de trois représentantes d’une initiative de déploiement du doughnut à Bruxelles, a fourni l’occasion à un public nombreux de se familiariser avec ce concept. Sur le podium, trois ministres, Corinne Cahen, Joëlle Welfring et Franz Fayot, étaient invités à se positionner par rapport au beignet anglo-saxon, histoire de répondre à la question, posée en sous-titre, « Comment le modèle de la Doughnut Economy peut aider à faire converger les actions gouvernementales au Luxembourg ? »
Aux antipodes des méthodes technocratiques, la région Bruxelles-Capitale a commencé, lors du déploiement du doughnut, par impliquer des citoyens pour qu’ils participent à ce que Barbara Trachte, secrétaire d’État à la Transition économique et la Recherche scientifique de la région, a appelé son
« portrait doughnut ». Si jamais ce modèle s’impose à Luxembourg, il faudra s’y habituer : au lieu de tableaux montrant l’évolution du PIB ou de l’emploi, l’illustration centrale de ces démarches est ce beignet dont les débordements, vers l’intérieur et l’extérieur, indiquent les impacts sociétaux et écologiques insoutenables sur lesquels il va falloir agir pour dessiner les contours de l’économie post-croissance vers laquelle on entend évoluer.
Car s’il y a bien une chose que Barbara Trachte et ses deux collègues, Barbara Goffin et Géraldine Thiry, ont souligné, c’est à quel point il est critique, pour que l’approche doughnut puisse fonctionner, que l’on « diminue notre dépendance structurelle à la croissance », que l’on devienne « agnostique » par rapport à cette notion, bref que l’on abandonne le but d’une croissance du PIB.
La région de Bruxelles-Capitale, ce « paradoxe socio-économique » (un PIB par habitant de 61 300 dollars par habitant assorti d’un taux de pauvreté de 31,4%) a donc choisi de mobiliser sa propre administration, l’école de management ICHEC, l’association de facilitateurs Confluences et un laboratoire ad-hoc baptisé DEAL pour lancer un « catalyseur de transition » appliqué à son propre territoire. Une première version de son donut montre qu’il est en dépassement sur au moins les deux-tiers de ses secteurs en matière sociétale, et sur quatre d’entre eux (sur neuf) en matière de limites planétaires (changement climatique, acidification des océans, utilisation de fertilisants, conversion des terres). Une deuxième version devrait être publiée en mai prochain. L’exercice, qui comporte aussi une boîte à outils destinée aux entreprises pour les aider à réaliser leur cartographie doughnut et en dériver une stratégie de « deep design », se conjugue à l’ambition de transition économique menée par la région, « Shifting Economy ». Parmi les organisations qui participent à ce pilote figurent deux noms connus au Luxembourg, Sodexo et Croix-Rouge.
Dans l’univers doughnut, l’on va donc trouver des économistes qui demandent que l’on « voie l’ensemble du tableau », que l’on réinvente la structure des entreprises afin qu’elles deviennent plus égalitaires et régénératives par dessein, que l’on « redessine pour redistribuer », que l’on parte de la nature humaine plutôt que de l’homo economicus, que l’économie vise à s’insérer dans les cycles du vivant : c’est rafraîchissant, tant l’on s’est habitué à entendre ce genre de revendications dans la bouche de non-économistes, que les tenants de l’orthodoxie de la discipline ont coutume de regarder de haut.
Quelles sont les chances de voir le doughnut et ses déclinaisons prendre la place des tableaux de bord servis traditionnellement par le Statec et avidement repris par le gouvernement ? Au vu des réactions des ministres présents, elles ne sont pas nulles. Le ministre de l’Économie en particulier a signalé que cette approche faisait partie de celles évaluées dans le cadre de l’exercice Luxembourg Stratégie et a pu se vanter d’avoir déjà personnellement rendu visite, en septembre dernier, à BrusselsDonut. C’est, a-t-il dit d’emblée, « un modèle qui me plaît beaucoup ». C’est lui aussi qui a crânement, comme il le fait à l’occasion, posé la question de la décroissance, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne fait pas l’objet d’un consensus au gouvernement. Sa collègue en charge de l’Environnement a dit souhaiter voir « comment le donut peut nous aider à concevoir le développement économique », mais a tenu à préciser que, même s’il s’agit d’un « concept inspirant » il n’y a pas à son avis de « silver bullet » face aux crises que nous affrontons. Corinne Cahen, si elle a mis en avant l’importance des transferts sociaux au Luxembourg et son attachement à la lutte contre la pauvreté, qui relève clairement des objectifs de la doughnut economy, est sans doute celle des trois ministres qui s’est montrée la moins enthousiaste à son égard.
Certes, la conférence a largement éludé la question de la place financière luxembourgeoise, dont le portrait donut, si on devait le dessiner, déborderait férocement vers l’intérieur et l’extérieur des limites imparties du fait des impacts délétères des investissements gérés depuis le Grand-Duché. Mais qu’à cela ne tienne : contrairement aux méthodologies utilisées jusqu’ici pour amorcer les indispensables transformations de l’économie, celle du donut est, jusqu’à preuve du contraire, à la fois robuste, incorruptible et, comme l’a souligné Barbara Trachte, éminemment reproductible. Serait-il en mesure d’imprimer aux mesures prises par le gouvernement luxembourgeois la cohérence qui leur manque cruellement ? Par la bouche de son président, Romain Poulles, le Conseil supérieur du développement durable, dont l’ambitieux plan d’action « One Planet Luxembourg », présenté en février, est loin d’avoir fait bouger les lignes, a fait comprendre qu’il veut y croire.