Personnalité incontournable sur les « scènes vivantes » du Grand-Duché, Rhiannon Morgan avait déjà su capter notre attention dans un précédent solo, AdH(a)ra, dans lequel elle situait sa problématique entre « l’être et le paraître ». Fragment d’elle-même, chacune de ses pièces révèle la danseuse, la chorégraphe, mais aussi la femme qu’est Morgan. Cette fois, une sorte de Clementine Carter, égérie du film My Darling Clementine de John Ford, un western américain sorti en 1946, lui-même tiré d’une histoire vraie, la fiction regorgeant de réalité et vice-et-versa. La certitude en sortant de ce Clementine là, c’est la bonne route que suit Rhiannon Morgan, à l’image de la fin d’un bon western, à cheval, au galop, vers l’horizon, en direction des rochers de Monument Valley, vers une autre aventure spectaculaire, vers son destin en somme.
En son temps, John Ford était fasciné des histoires mythiques et des légendes de l’Ouest américain. Dans My Darling Clementine, ce qu’il trace n’est pourtant pas au plus proche de la réalité historique mais plutôt dans la narration d’une Amérique en transformation, l’Ouest-lointain devenant de moins en moins loin. Dans ce western, Ford décline le passage de la nature sauvage à une civilisation bien cadrée. Et c’est en filigrane l’une des lignes de Morgan dans son Clementine : transcrire ce qui fait changer, muter, notre monde dans ses inexorables route vers les avancées technologiques.
Clementine fut d’abord une carte blanche offerte en 2021 par le Trois C-L. Aujourd’hui, depuis un première très réussie au Cape d’Ettelbruck, c’est un spectacle en dur qui raconte l’histoire de deux personnes qui se cherchent mais ne se trouvent jamais et finissent par se perdre encore plus. Tout cela commence par une recherche, autour de la manière dont nos relations amoureuses prennent vie dans notre époque numérisée à outrance. Au premier degré, la cible problématique de Rhiannon Morgan, est la superficialité qu’induisent les réseaux sociaux. La chorégraphe a découvert après la pandémie les plateformes de rencontres et s’en trouve « choquée », dira-t-elle au Quotidien. C’est cette grande aberration sociale qu’elle décide de mettre en pièce, en prenant pour témoins deux personnes tentant désespérément de nouer une relation amoureuse, et intime, sans y parvenir, et pire encore, en se faisant complètement ronger mentalement par le contexte numérique par lequel il la vive.
Riche programme donc que nous servent Rhiannon Morgan et Love Hellgren, les deux interprètes en scènes. Le pluriel n’est pas une erreur, il y a bien deux scènes, pour deux perspectives : celle d’elle et celle de lui. Liés par leur téléphone portable retransmis pour nous sur écran géant, leur parade amoureuse est glaçante, vouée à l’échec dès les premières danses quand notamment il et elle vivent leur tango seul.e.s, coincé entre l’œil de l’écran et le regard d’un public déjà plaintif face à cette démonstration de la définition de solitude à notre ère. Face à eux-mêmes les deux danseurs vont petit à petit faire switcher cette romantique histoire dans un horrifique récit jusqu’à changer d’apparence, à se dégueulasser, se mouvoir en grimace, une bande adhésive aidant à crisper leurs traits.
La chorégraphe et son équipe dressent un constat sans appel : nous avons besoin de contact, d’amour et de soutien. Les confinements successifs semblent avoir envahi cette pièce, et Rhiannon elle-même qui se raconte ici sans ambages. Dans une conception musicale qui passe d’un tango argentin, à une rythmique type techno berlinoise, à du rap, jusqu’à de la pure pop, la chorégraphe fait le choix d’une bande originale plurielle. Clementine regorge de pluralité dans son aspect scénique, faisant voyager son spectateur du théâtre à la danse, au cinéma en noir et blanc jusqu’aux codes de représentation des musiques pop de nos jours.
Ainsi, Clementine expose à la scène deux choses : une danse du réel, qui a le pouvoir de « faire aimer », et une danse du numérique, qui contraint la vitalité de cet amour. Il y a au cœur de cette pièce, la question du digital comme outil et comme frein à notre émancipation personnelle et collective. Et c’est un débat très présent dans les projets artistiques de toute une génération d’artistes. Rhiannon Morgan ne fait pas exception dans les maux qu’elle porte au plateau, comme s’il fallait tout de suite mettre en lumière ces débats, et d’urgence « avertir ». Alors, après avoir occupé le Songes d’une nuit… de Myriam Muller, Rhiannon Morgan est à juste titre, de nouveau invitée au Grand Théâtre, lieu de tous les possibles pour la danse contemporaine luxembourgeoise, ces derniers temps, où de nombreuses créatrices posent leurs bagages. Et pourvu que ça dure…