Nous a-t-il échappé quelque chose, dans ce spectacle annoncé par des gens de confiance, comme un bijou ? Pas que ce soit mauvais, mais que ce ne soit pas, vraiment, « un spectacle ». Ou alors, mettre sur scène deux opérateurs de monstration, et un cor d’harmonie, devant un écran de cinéma, est-ce déjà faire œuvre de spectacle vivant… La compagnie Berlin, spécialisée dans le floutage des dogmes, malmenant ses spectateurs entre fiction et documentaire, se joue en outre de cela : désesthétiser le théâtre dans sa nature. C’est en tout cas là que se situe l’intérêt premier de The Making of Berlin, dans la redéfinition de ce qui se montre sur la scène du spectacle vivant et en dehors, là où la salle ne peut pas aller, un espace qui n’existe pas dans le réel, le vivant justement, bloqué par la frontière que simule l’écran, celle-ci que seul le documentaire filmique peut franchir, et offrir au public enraciné devant. Ô cadeau.
La compagnie Berlin compte vingt années de créations qui poursuivent la mise en place d’un théâtre – quoique, l’appeler ainsi est sans doute réducteur – qui déglingue les préceptes mêmes du théâtre. Elle bouscule les codes de représentation en associant fiction et documentaire au point de perdre son spectateur, munie de l’outil vidéo comme d’une plume aiguisée pour inscrire le récit dramaturgique dans une forme hybride, dont seule cette compagnie peut se dire digne signataire. D’une recherche documentaire, Berlin joue d’interdisciplinarité, et de multimédia pour distiller des spectacles dans une approche unique en son genre. Dans cette lignée, dernier volet de leur cycle Holocène, The Making of Berlin narre l’histoire de Friedrich Mohr, ou plus précisément son vieux rêve, celui de faire aboutir la représentation inachevée du Crépuscule des dieux de Wagner qui devait se jouer à la fin de la seconde Guerre Mondiale dans sept bunkers, disséminés dans Berlin, avant l’arrivée des Russes… Un temps régisseur de l’Orchestre Philharmonique de Berlin, l’homme âgé, rencontré de façon hasardeuse, remet au jour pour la compagnie Berlin sa vie exceptionnelle. De ses talents de conteur, mêlé au déterrage d’objets, de photos, de documents, telles des reliques d’un temps hors du temps, le vieil homme va vite passionner – voire obnubiler – le metteur en scène Yves Degryse et le reste de son équipe. Rapidement, presque sous le coup de la précipitation, Berlin décide de lui consacrer un spectacle et d’aller au bout du rêve, et faire entendre dans les conditions d’antan, ce Crépuscule des dieux. Dans sa folie, le collectif flamand s’associe à l’Opera Ballet Vlaanderen et la chaîne de radio Klara et se met à raccommoder les dires de ce Friedrich Mohr, qui, à mesure se révèlent de moins en moins plausibles, posant moult énigmes dans l’énigme en tant que telle.
Là, l’objet théâtral s’active enfin. Alors installés devant un écran gigantesque, depuis un temps fou, devant un documentaire, comme au cinéma, d’un coup, l’écran tombe, et le plateau s’ouvre au jeu. Pourtant, ce qu’il se joue en scène reste sobre, un trio « anime » le documentaire qui continue à s’orchestrer derrière, sur un autre écran. Tout cela est frustrant, mais marque avec finesse la ligne documentaire que l’ensemble du projet revêt. Et puis, on comprend rapidement que le théâtre n’est pas sur scène, mais à l’image, sur l’écran. D’abord portrait d’une ville, The Making of Berlin devient le portrait d’un berlinois mythomane, et de la frustration de ceux qui l’écoutent, de ne pas avoir entres les mains la combinaison entre une histoire sensationnelle et un véritable récit de vie. Berlin, le collectif scénique, est effondré, comme la ville, dans le récit de Mohr, tiens donc… Finalement, on le sait au cœur, Friedrich Mohr a menti. Et ce n’est pas ce qui est si surprenant, car on se doutait un peu d’une supercherie, il s’agit de savoir pourquoi il a menti, et finalement si ce n’est pas la compagnie Berlin qui élabore depuis le début un savant mensonge, ou même un mensonge dans le mensonge – à défaut de théâtre dans le théâtre –, et si elle ne continue pas encore à nous « mythonner ». C’est à peu près le moment où notre esprit s’est embrumé. Et c’est cette bascule que cherche le collectif et l’affirme : « il y a un point de non-retour », dit le directeur financier au metteur en scène, et puis, « les spectateurs achètent un billet pour voir du théâtre », de la bouche d’un des artistes au metteur en scène à nouveau. Alors, quelle importance que tout cela soit vrai ou non ? Somme toute, notre réponse est enfin là : si le théâtre n’est pas en scène, il est en nous, se formulant par nos incompréhensions, nos interrogations, nos fantasmes. Ô génie !
En fait, le groupe Berlin ne redéfinit pas le théâtre, il redéfinit notre compréhension de celui-ci. Alors que le making of, au cœur du spectacle est le protagoniste principal, gravitent autour de lui des personnages secondaires qui jouent eux-mêmes, ou en tout cas, un « eux » façonné de théâtralité, alors de « non-vrai », mais ça on ne le saura que si on les rencontre ailleurs, dans le réel, enfin, s’ils veulent bien nous dire la vérité, cela va de soi. Ô confusion infinie… Ô théâtre, en somme.