Dans son œuvre, Italo Calvino a signé trois livres sur le caractère émotionnellement pluriel de l’être humain : Le Baron perché, Le Chevalier inexistant, et Le Vicomte pourfendu. Ce dernier ouvrage a été le terreau fertile à la création de Minuit, une pièce façonnée aux Rotondes, par les artistes Florence Kraus, Sophie Raynal, Coline Grandpierre et Grégoire Terrier, accompagnés, à la création lumière et à la régie, par Léo Thiebaut, et à la dramaturgie, par Fabio Godinho. Avant de la présenter en première le 25 novembre dernier, le groupe a ciselé une pièce dite « concert dessiné », sur base des sentiments qui nous traversent tous et toutes constamment, et de la nécessité fondamentale des « bons » comme des « mauvais ». Minuit, en musique, en dessins et in fine, en un spectacle, raconte cela aux petits, comme aux grands.
En voilà un joli « made in Rotondes ». Minuit participe aux initiatives de production du centre culturel, et c’est une réussite complète. Certes, tous et toutes se connaissent un peu ; Par le passé, Laura Graser et son équipe avaient déjà ouvert leurs portes au duo Florence Kraus et Grégoire Terrier, et notamment pour l’excellent Curieuse nature, un ciné-concert en coproduction avec le Luxembourg City Film Festival, décrit comme « exubérant » et « passionnant ». Dans Minuit, c’est à peu près ce qu’il se (re)passe. Cette fois le duo fait appel à Sophie Raynal et Coline Grandpierre – en alternance sur scène – pour « habiller », « tracer », « faire vivre » – on pourrait le définir par mille mots – leur concert de saxo, de guitare et d’objets musicaux non identifiés, marque de fabrique de Kraus qui aime à créer des univers musicaux faits de bric et de broc. Dans cette association de musique et dessin, le trio d’artistes en scène conjuguent leur virtuosité et offrent à voir, en temps réel, une histoire qui narre notre duale condition, entre lumière et obscurité, illustrée en dessins dans un contraste de blanc et de noir, et en musique par le mélange de jazz et de l’électro.
Le pitch, « en chacun.e de nous se joue une bataille entre les contrastes, où l’ombre s’oppose à la lumière ». De là, les artistes prennent pour point d’ancrage Le Vicomte pourfendu, un récit d’Italo Calvino. Dans ce roman court, Calvino observe et raconte la dualité qui vit en nous : De notre bonté à notre méchanceté, nous sommes tout entier humain. Avec humour, et sous le rythme de la fable, l’auteur italien fait légende d’un chevalier coupé en deux par un boulet de canon. Le glauque se transforme bien vite en fantastique, lorsque l’un des côtés du vicomte Medardo est ressuscité. Moitié de ce qu’il était, le vicomte revient en ces terres et se dévoile tel un horrible dirigeant assoiffé de mauvais désirs. Le temps passe, et un jour l’autre moitié du vicomte refait surface. Celle-ci est d’une bonté à toute épreuve et en face de la moitié sombre du vicomte, la « bonne » moitié promet des jours meilleurs.
Minuit reprend cette histoire, en y ajoutant l’universel qui permet aux jeunes – et pourquoi pas aux vieux sceptiques – de se transposer et de s’immerger dans le conte. Et ça fonctionne magnifiquement bien. L’amusement est total, quand l’esprit est philosophe avec finesse, et la morale implacable. Tout est là. Et puis, Minuit profite des qualités artistiques individuelles de chacun des interprètes en scène. Ceux-ci ne font pas que « jouer », ils incarnent. Souvent donc, la maîtrise de l’outil narratif, le crayon, l’instrument, est dépassée physiquement pour montrer des gestes supplémentaires, des actions scéniques, des petites choses, mais celles qui font se mouvoir images et sons dans une envergure plus globale, celle du spectacle. Alors, le trio se meut, habité aussi par cette histoire de Ying et de Yang. Eux aussi vivent leur propre traversée fantastique, à la recherche de lumière même là où elle est éteinte. Et c’est sûrement pour cela que ça fonctionne. Habitée par son récit musical et dessiné, la troupe joue, rit, pleure, danse, sautille et voyage avec son personnage, ou plutôt ses deux personnages principaux, le jeune garçon étant au cœur coupé en deux, comme chez Calvino, en écho au maître…
L’enfant en colère, n’est pas définit pas sa colère, c’est aussi cela que raconte Minuit : une personne ne se définit pas sur son émotion à l’instant T. Il est couramment établi que nous devons gérer nos émotions, pour éviter qu’elle nous emporte. Dans Minuit, elles sont la source d’un voyage, qu’il soit brutal ou doux. Un voyage, « initiatique » dans un sens, car il initie à certaines émotions dans leur maximalisme. Un voyage utile, quoi qu’il en soit. Car « bonnes » ou « mauvaises », les émotions sont chacune d’elles en nous, forment un équilibre, et font ce que nous sommes. Ainsi, quand la peur s’enfuit, l’excitation domine, quand la joie s’évanouit, la tristesse pousse aux larmes, ou inversement… Rien de plus normal, et plutôt que de réprimer ses émois, il s’agit d’apprendre à « être » avec elles et face aux autres. Voilà tout ce qu’instruit Minuit, avec poésie et intelligence.