Le patron des Solistes Européens Luxembourg (SEL) n’est jamais à court d’idées, quand il s’agit de mitonner des menus musicaux originaux. C’est même devenu, au fil des saisons, quelque chose comme sa marque de fabrique. C’est ainsi que, ce lundi, il s’est fendu pour ainsi dire d’un « lasagne », en faisant alterner des joyaux instrumentaux de Bach avec des morceaux choisis du musicien de chez nous, Ernie Hammes. Il fallait le faire ! König l’a fait !
Après avoir inscrit au programme, en 2011, les Concertos brandebourgeois n° 2 et 5, le chef allemand s’attaquait, le 25, aux Concertos n° 3 et 4 et à la Suite n° 2 pour orchestre BWV 1067. Partitions sublimes et très fréquentées, qui sont aujourd’hui vues – à raison – comme le sommet du répertoire instrumental baroque, et dans lesquelles, unies par leur extraordinaire diversité de styles et palettes de timbres, on retrouve l’immense science musicale de Bach ainsi que son inépuisable fantaisie, traduites en splendides thèmes, mélodies, harmonies et rythmes. Or, les SEL sont les candidats tout indiqués pour se lancer, dans un élan persuasif, à la conquête de ce bastion baroque fait de merveilles colorées, pleines de vigueur et d’une inspiration qui laisse deviner, derrière le brio technique, la part de mystère, voire le caractère « métaphysique » de la musique du Cantor.
L’affaire est pliée : on ne peut plus faire jouer ces pages magistrales par un orchestre roi, lourdingue de son, épais de texture, engoncé dans ses mouvements, pachyderme dans un magasin de porcelaine. On saura donc gré à König d’avoir secoué la gangue romantique qui affublait depuis si longtemps ces bijoux, pour nous les faire (re)découvrir, grâce à des phrasés cursifs, des rythmes percussifs et une rhétorique réinventée, d’une oreille et d’un pied plus légers. Un traitement de choc à coup de vélocité agogique, d’élasticité bondissante, d’exubérance mélodique, de couleurs avivées, de sensualité revigorante. C’est ludique, virevoltant. Voilà un Bach allègre et finement spirituel, aux antipodes de l’image d’Épinal du scrogneugneu à la mine gourmée, à peine obéré par tel ou tel menu décalage entre pupitres, tant il s’avère que la gestion königienne de ces chefs-d’œuvre nous administre la preuve que, lorsque l’Esprit souffle, tous les péchés sont pardonnés !
Ernie Hammes : trompettiste-compositeur ou compositeur-trompettiste ? L’Eschois répond à la question en interprétant quatre de ses compositions les plus récentes, dont trois sont extraites d’Evolution (2017), son dernier et à ce jour septième album paru sous son nom propre, la quatrième étant un Concertino dédié aux SEL et donné en première mondiale. Formé à la Manhattan School of Music après des études à Luxembourg, en France et aux Pays-Bas, artiste polyvalent, hors norme et étiquette, également à l’aise dans le jazz, la musique d’Amérique latine, le répertoire symphonique baroque, classique ou romantique, le quinquagénaire peut se prévaloir d’avoir, dans sa carrière, joué aux côtés de légendes telles que Paul Anka, The Supremes, le Carla Bley Big Band, le Duke Ellington Orchestra ou le Dizzie Gillespie All Stars Big Band… et d’être parti, pendant deux ans, en tournée mondiale avec le non moins légendaire Maynard Ferguson Band.
Sensuels et raffinés, invitant à la rêverie, plus planants que tonitruants, les morceaux choisis par Hammes, dont trois sont d’inspiration autobiographique, se distinguent par la variété des climats et la prédilection pour des mélodies qui sont agréables à l’oreille (le free jazz, du propre aveu de l’auteur, n’est pas son truc !). West End Avenue fait allusion au fait que notre compatriote y était domicilié durant son séjour à Big Apple. Booboo est dédié à son fils âgé aujourd’hui de trois ans, tandis que Tuna Melt évoque les savoureux sandwiches qu’Ernie dégustait à New York.
Le Ernie Hammes Group nous ravit par un mariage d’expérience et de fraîcheur, de folie et de clairvoyance. Impressionnante est, par ailleurs, la manière dont circulent, entre les interprètes de ce quintette de jazz, l’écoute et l’énergie. Et si la trompette, ici, est reine, on est frappé par le rôle original dévolu tant au saxo ténor (David Ascani) qu’au piano (Pierre-Alain Goulach). Aussi n’aimerait-on pas être sommé de choisir entre ces morceaux : c’est pour Booboo, cependant, que l’on éprouverait peut-être la plus grande tendresse.