Il vient d’entamer la cinquième saison, à la tête de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg, après y avoir dirigé déjà une centaine de concerts dans dix pays différents et enregistré avec lui sept CD pour le label classique Pentatone. À la question « Vous sentez-vous déjà à la maison ? » que lui posait récemment Matthew Studdert-Kennedy, Gustavo Gimeno répondit : « Je me suis senti à la maison dès le début ».
Pour le concert d’ouverture de la saison 2019/20, le 17 septembre dernier, le directeur musical du National a exploré des pages chef-d’œuvrales de Schubert, Tchaïkovski et Brahms, à la faveur d’un programme symphonique dont le fort accent germanique fut tempéré par un Concerto russe, dans lequel s’illustra brillamment l’archet virevoltant de la violoniste néerlandaise Simone Lamsma, qui remplaça au pied levé sa compatriote Janine Jansen souffrante.
En guise d’appetizer, le maestro ibérique nous sert Die Zauberharfe D 644. On raconte qu’il ne fallut que deux semaines au doux Franz pour achever cette partition féerique. Si la première se solda par un échec cuisant, l’Ouverture jouit, aujourd’hui, d’une popularité croissante. À juste titre, car il s’agit bel et bien d’une très belle musique, dont les Opéliens s’emploient avec bonheur à révéler les charmes et à dérouler les sortilèges.
« Je suis Russe, Russe, Russe jusqu’à la moelle des os », écrivait Tchaïkovski à son frère Modeste. Un trait que son célébrissime Concerto pour violon ne peut renier, tant il incarne tout ce que l’on associe à l’âme slave, sentimentale, mélancolique. Réputé d’abord inexécutable, il a fini par s’imposer au répertoire avec une notoriété au moins égale à ceux de Beethoven et Brahms. Le premier mouvement est d’un lyrisme échevelé, que souligne une cadence solo brillante et périlleuse, truffée de raffinements techniques (triples croches, doubles cordes, arpèges et autres rythmes pointés) tous plus virtuoses les uns que les autres. Chant tout en évanescence et plein d’une nostalgie déchirante, la sensuelle Canzonetta médiane est un hommage appuyé aux Concertos de Mozart que le russissime compositeur vénérait. Par sa vivacité coruscante et la pure joie physique qu’il respire, le finale rappelle le Concerto de Mendelssohn. Secondée par un orchestre vif et coloré qui lui apporte un soutien sur mesure et que galvanise un maestro prompt à emboîter le pas de sa pouliche, laquelle, de son côté, sait écouter les voix de l’orchestre sans jamais donner dans le narcissisme ou le cabotinage, faisant montre – qui plus est – d’une sonorité riche et lumineuse qu’elle tire du « Mlynarski », un Stradivarius de 1718, aux aigus et aux graves particulièrement nobles, la soliste rivalise d’élégance avec un OPL rond, littéralement en état d’apesanteur, tant il est présent sans être pesant. Quelle grâce de part et d’autre ! Et quelle complicité ! Que dire d’une telle synergie, sinon qu’elle est un bonheur en soi. Un constat de bon augure pour le National, qui affiche une santé encourageante à l’avant-veille d’entamer, avec Janine Jansen, une grande tournée en Amérique du Sud. Enfin, c’est avec une sublissime page signée Jean-Sébastien Bach donnée en bis que la princesse batave du violon a mis, pour notre plus grand bonheur, un point d’orgue à une prestation en tous points admirable.
« Je ne composerai jamais de symphonie, jurait Brahms en 1872 au chef d’orchestre Hermann Levi, vous n’imaginez pas le courage qu’il faudrait pour mettre ses pas dans ceux d’un géant comme Beethoven ! » Promesse de Gascon ! Quatre ans plus tard, Brahms publiait en effet sa Première Symphonie. Et ce, sans éluder la confrontation avec le Titan de Bonn, puisqu’il optait pour la tonalité d’ut mineur, celle de la mythique Cinquième, et glissa dans son finale une allusion au thème de l’Ode à la joie de la Neuvième ! « Même un âne s’en apercevrait », maugréait le bourru compositeur hanséatique. Partition monumentale et ô combien intimidante que cette symphonie, si immense que d’aucuns ont voulu y voir la Dixième du Grand Moghul.
Autre défi : les sonorités massives et l’orchestration foisonnante auxquelles fait appel l’héritier de Beethoven. Qu’à cela ne tienne ! C’est de main de maître et avec des qualités qui ne sont plus à vanter, mais qu’on vantera quand même (vitalité, tonicité, vélocité) que Gimeno empoigne cette partition magistrale – qualités fort desquelles il parvient à ordonner l’agencement des divers éléments de l’ensemble, à se porter garant de la continuité du flux mélodique alliée à une rigueur impeccable dans la construction. Aussi est-ce dès l’entame, qui magnifie les délices des pupitres de l’OPL (passé un petit problème d’ajustement de tempo entre vents et cordes), que l’Espagnol nous livre un Brahms d’une belle lisibilité, plus chantant et plus délié qu’on ne le joue d’ordinaire, un Brahms décongestionné, éclairé de l’intérieur, de quoi éviter cette pâte sonore farineuse qui épaissit trop souvent le propos brahmsien. Rien n’y est pesant, quand bien même tout y est pesé.
Bref, de la belle ouvrage, qui permet de prendre la mesure - si tant est qu’il le faille - de l’excellence d’une phalange qui n’a plus grand-chose à envier aux plus grandes, tant son chef attitré lui inocule toute la ferveur optimiste et toute l’humanité qu’on lui connaît.