On attendait avec impatience, le retour de Paavo Järvi au pupitre de l’OPL, tant le chef balte, « artiste en résidence » l’an dernier, nous a laissé d’impérissables souvenirs dans Prokofiev, Sibelius, Beethoven ou Mahler. Or, vu – et entendu – le concert magistral qu’il a dirigé, le 18 octobre, force est de constater que l’Estonien continue d’affirmer son goût prononcé pour les grandes fresques symphoniques, celles qui sont à la mesure de l’imposant temple de la musique qu’est la Philharmonie du Kirchberg. Monumentale cathédrale musicale, érigée « ad majorem Dei gloriam » (à telle enseigne qu’on l’a surnommée parfois « Symphonie de Dieu »), grand et noble acte de foi, la Huitième du « Ménestrel de Dieu », de par son ampleur postromantique, y est, en effet, parfaitement à son aise dans les rangs de l’orchestre maison, confié à la baguette sans fioritures mais, comme à son habitude, toujours roborative, alerte et exemplaire de clarté, du Järvi junior.
Mais commençons par le commencement. Pour une surprise, c’est une surprise. Voilà-t-il pas, en effet, que le maestro a choisi, en guise de mise en appétit, une page qui ne figure que très – voire trop – rarement à l’affiche des concerts : le Fragment symphonique sur le ballet « La légende de Joseph » (1946) de Richard Strauss, une partition aux couleurs éclatantes, mais qui, contrairement à ce que suggère le titre, lequel fait référence à un épisode de l’Ancien Testament, est, à y regarder de plus près, au moins aussi profane que sacrée. On en rêvait de cet oiseau rare des programmes, de ce Strauss « déboutonné », débonnaire, sensuel à souhait. L’OPL, dont Paavo, le fils prodige du vénérable vétéran Neeme Järvi, réussit à caresser les cordes et les bois avec une gourmandise hédoniste adaptée au propos, et que telle intonation approximative ou tel accroc de pupitre ne parvient pas à entamer, joue le jeu, et ce, avec sérieux, avec la gravité qu’exige la partition d’un Strauss en fin de vie, un compositeur qui est tout sauf sucré ou guimauve. Direction sobre, incitative plutôt qu’injonctive, qui évite les gestes démesurés sortant du champ de vision des musiciens. Ce qui fait du natif de Tallinn l’exact contraire des batteurs d’estrade que l’on subit parfois. Merci, Järvi, pour nous procurer, avec une telle parcimonie de moyens, tant de bonheur !
« Le fait que Bruckner ait existé, disait Celibidache, c’est pour moi le plus grand cadeau de Dieu ». Une sentence que Paavo Järvi pourrait bien reprendre à son compte, quand on voit avec quel engagement sans concession il dirige la mystique cosmogonie qu’est la Symphonie n° 8 du Maître de Linz. C’est on ne peut plus revigorant. Poids symphonique, tranchant rythmique, ampleur lyrique : tout y est. Tant et si bien que la piété du chantre et organiste de Saint-Florian, si souvent entachée de componction, ankylosée de bondieuseries, retrouve ici, en un sursaut de véhémence, son urgence vitale. Où l’on voit et entend que ce maestro s’inscrit dans la grande lignée des chefs d’orchestre nordiques, capables de conjuguer de manière admirable accalmie (Adagio) et énergie (Scherzo).
Dès les palpitations fébriles de l’Allegro moderato initial s’impose une étrange tension. Des pianissimi les plus arachnéens de l’Urnebel inchoatif jusqu’aux éclats les plus fracassants du Finale, qui ne manque ni de démesure titanesque ni d’exaltation spirituelle, Paavo Järvi réussit à maintenir, à la faveur d’une synergie de bon aloi, une belle lisibilité des masses sonores, les Opéliens donnant aisément le change. Aiguillonnés par l’intransigeance d’un leader qui ne racole pas, ils nous offrent une musique à un haut degré d’exigence. Certes, on a relevé telle instabilité de timbre dans le flux orchestral, tel phrasé insuffisamment articulé dans la petite harmonie ou tel passage un peu raide dans les premiers violons. Mais rien qui puisse faire perdre au discours sa dynamique naturelle. Que l’exécution ne soit pas toujours parfaite dans le détail n’enlève rien au fait qu’elle est suffisamment loyale pour coller à la vérité de l’œuvre.