On connaît la philosophie du patron des Solistes Européens, Luxembourg, un maestro bien trop indépendant d’esprit pour se plier aux oukases du marketing : présenter au public des œuvres rares. C’est ainsi que, côté (re)découverte, on a été bien aise, lundi 30 septembre, à l’occasion du concert inaugural de leur trentième saison, d’entendre, enchâssé dans « la symphonie des symphonies », Un survivant de Varsovie (1947), l’une des compositions sérielles les plus directement abordables de Schönberg, et qui, aujourd’hui, dans une Europe en proie à ses vieux démons nationalistes et en panne d’idéal fédéral, a valeur d’admonestation.
Cette courte cantate dit, avec des lettres de feu, l’horreur, le génocide, l’homme qui tue l’Autre parce qu’il est différent. Le « père » du dodécaphonisme signe ici un reportage musical terrifiant, basé sur le témoignage poignant d’un rescapé du Ghetto de Varsovie. Voix et instruments, littéralement en état de sidération, clament leur effroi. Leur espoir, aussi. Dans l’immédiat après-guerre, en effet, l’idée émerge que, non seulement le mal est fort comme l’amour, mais que l’amour est aussi fort que le mal. Désidéalisation sans désespoir. À l’instar du Britten du War Requiem, Schönberg ne croit pas à une transcendance qui vienne tout pardonner, mais pas non plus au renoncement. Œuvre tragique, incarnant le paroxysme de l’inhumanité, mais dont la perspective de la rédemption n’est pas absente. D’un point de vue philosophique, cette polarité irréductible, cette idée que l’on ne puisse pas penser l’amour sans la mort et sans la haine, est la clé de cet opus schönbergien, que les SEL restituent avec la charge émotionnelle qui convient.
Quand on s’appelle « Solistes Européens », il y a une œuvre emblématique qui oblige par-dessus tout : c’est la Neuvième de Beethoven, avec son finale exultant sur l’Ode à la joie de Schiller. Dommage seulement que, vouée à un succès mondial, cette Ode sublime ait été, dès son origine en 1824, si souvent détournée à des fins extrinsèques à sa stricte obédience symphonique, voire récupérée et instrumentalisée politiquement, pour devenir, au fil du temps, une rengaine protocolaire mise à toutes les sauces, y compris publicitaires : de la pose de la première pierre du Festspielhaus de Bayreuth, en 1872, au film de Kubrick, Orange mécanique, en 1972, de la visite de Mitterrand au Panthéon, en 1981, à la célébration de la chute du mur de Berlin, en 1989, de l’hommage aux victimes de l’holocauste sur le site de Mauthausen, en 2000, à la consécration, dès 1985, comme hymne officiel de l’Europe. Consécration non dénuée d’ambiguïté, quand on sait que l’arrangement de cet hymne est l’œuvre d’un ex-sympathisant nazi nommé Karajan. « Symbole de la musique dans la vie politique, et symbole du politique dans l’art musical », selon la formule d’Esteban Buch, l’ultime mouvement de l’ultime symphonie du Titan de Bonn n’en demeure pas moins d’abord et avant tout un vibrant hymne à la fraternité, bienvenu en cette époque de repli sur soi et de débats récurrents sur l’identité nationale.
Autre anicroche : ce chef-d’œuvre cosmique, qui sourd du chaos et invente la symphonie avec voix, fait partie, à force d’être convoqué en toutes circonstances, de ces monuments rabâchés qui ne semblent plus susciter le moindre frisson d’inattendu. « Semble », car ce serait faire peu de cas des ressources insoupçonnées de cette partition hors norme et de la sagacité d’un chef capable d’une approche créatrice, à l’instar, d’ailleurs, de son prédécesseur au pupitre des SEL, lequel la donna en concert, en 1999, et l’enregistra, un an plus tard.
Appartenant, en effet, à cette élite de leaders évoluant en hors-piste, rompus à déjouer les chausse-trapes du convenu, König fait de son mieux pour infuser à cet opus magnum rebattu un sang neuf, une vigueur et un relief singuliers. Par leur homogénéité, la chaleur soyeuse des cordes, la grâce des bois, les Selistes offrent le plus beau matériau sonore, le plus beau des écrins à un quatuor de solistes vocaux (Genia Kühmeier, Anke Vondung, Michael König, Jochen Kupfer), dont les interventions sont au-dessus de tout soupçon. Gageons que le maître de cérémonie a dû méditer la boutade d’un Debussy maugréant : « Que Beethoven ait eu mauvais caractère n’est pas une raison suffisante pour rendre sa musique ennuyeuse comme un enterrement sous la pluie » !