Cliché. Pierre, nom fictif, vient d’assister à la naissance de son deuxième enfant. Tout s’est bien passé, sa fille aînée est chez les grands-parents. Après avoir quitté la maternité avec une liste longue comme un bras de courses à faire pour le lendemain, il donne rendez-vous à ses potes le soir même pour fêter l’événement. Ensemble, il se prennent la cuite du siècle, il est encore tellement alcoolisé le lendemain matin qu’il donne un mauvais prénom à son fils au bureau de l’état civil à la commune et, quand il revient à la maternité, demande à sa femme de se pousser dans le lit pour qu’il puisse s’allonger pour dessoûler. La liste des courses à faire, toute froissée, lui tombe des poches du jean.
Reality check Pierre a entendu ces histoires épiques de cuites mémorables de pères qui auraient trop fêté la naissance de leur premier, deuxième ou troisième enfant. Mais en réalité, la naissance ne s’est pas du tout passée comme prévu, l’enfant est arrivé beaucoup trop tôt ou par césarienne, depuis, il jongle avec les choses à faire : assurer que l’aînée soit à temps à l’école, terminer la décoration de la chambre du petit, récupérer le berceau prévu sur la liste de naissance ou prêté à un ami, inscrire l’enfant à l’état civil, chercher les affaires dont a besoin la maman à la maternité, avertir son patron, la famille, les amis… Actuellement, il a droit à deux jours de congé « pour raisons d’ordre personnel » pour tout faire avant que sa famille ne rentre. C’est peu.
Image d’Épinal Le gouvernement Bettel/Schneider/Braz s’est engagé dès 2013 à encourager un « meilleur équilibre entre vie familiale et vie professionnelle » et poursuit pour cela une stratégie de modernisation du droit familial et du droit du travail, tout en rapprochant les besoins des patrons de ceux des salariés. Pour encourager plus de femmes à retourner au travail après la naissance d’un ou de plusieurs enfants, il a déjà réformé le congé parental en 2016 et continue sur sa lancée en repensant les « congés spéciaux » prévus dans la législation – congé pour mariage, décès d’un membre de la famille, enfant malade ou naissance. La stratégie pour arriver à cet idéal est clairement établie, discutée avec les partenaires sociaux qui l’ont avalisée, puis mise en musique par une équipe soudée et alignée sur une même position.
Reality check La réforme du congé parental est un franc succès. Bien que ni le ministère de la Famille, ni la Zukunftskeess ne puissent encore donner de chiffres concrets (annoncés pour l’été), la flexibilisation de ces congés, notamment pour les pères, et l’augmentation de l’indemnité ont eu un écho très positif. Si, en 2016, 163 hommes ont pris le premier congé parental (contre 3 065 femmes) et 916 le deuxième congé (contre 217 femmes ; chiffres issus du rapport annuel du ministère de la Famille), le nombre d’hommes ayant demandé un congé parental aurait doublé cette année, nous assure-t-on au ministère (de mille à 2 000 demandes sur une année, grosso modo). En 2016, 6 050 enfants sont nés au Luxembourg (source : Statec), le taux de natalité se situe actuellement à 1,4 enfant par femme.
Si la ministre de la Famille Corinne Cahen (DP) est la principale avocate de cette ligne gouvernementale d’encourager les femmes à concilier emploi et famille, c’est pourtant son collègue socialiste du ministère du Travail, Nicolas Schmit, qui a déposé, le 13 septembre dernier, le projet de loi n°7060 qui réforme les congés spéciaux. Outre le fait, peu discuté, que ce texte généralise le congé postnatal de la femme à douze semaines, qu’elle allaite ou non (actuellement, il faut apporter la preuve de l’allaitement pour avoir un mois supplémentaire, mesure que la ministre qualifie de « pression » sur les femmes), qu’il abaisse le congé pour mariage à trois jours et celui pour la conclusion d’un partenariat à un jour et qu’il flexibilise les congés pour raisons familiales, dans le cas d’un enfant malade, le projet de loi comporte une clause devenue consensuelle dans son article 2. : une fois la loi votée, tout jeune père aurait droit à cinq jours de congé de paternité à prendre dans les dix jours après la naissance.
Cette réforme fait partie de l’accord général conclu en 2015 entre le gouvernement et le patronat, dans le cadre de la réforme du droit du travail, « accord dans lequel le gouvernement s’est d’ailleurs aussi engagé à nous soutenir dans notre volonté de flexibiliser le temps de travail, glisse Jean-Jacques Rommes, administrateur délégué de l’UEL (Union des entreprises luxembourgeoises), mais il ne l’a jamais fait, soit dit en passant ». Donc, il y a cet accord, les patrons sont prêts à prendre à leur charge ces cinq jours, les avis de la Chambre des métiers et de la Chambre de commerce sur le projet de loi sont largement conciliants, à l’exception de quelques mesures d’application du congé. Puis soudain, la déflagration.
L’idéal bruxellois Le 26 juin, la commission du Travail et de l’Emploi du Parlement s’est réunie pour analyser une première fois le projet de loi en question et les avis des chambres professionnelles – dont celui, assez positif, de la Chambre des salariés – et du Conseil d’État. L’objectif du gouvernement serait un vote de la loi d’ici novembre, pour qu’elle puisse entrer en vigueur au 1er janvier 2018 (année électorale). Et là, sans avertir, le président du CSV Marc Spautz, la députée socialiste Taina Bofferding et le ministre du Travail socialiste Nicolas Schmit – ils se disputent la paternité de l’idée –, après avoir pris connaissance d’une « proposition de directive » de la Commission européenne sur le « socle européen des droits sociaux » présentée le 26 avril, changent leur fusil d’épaule. Si la Commission propose l’introduction harmonisée de dix jours de congé de paternité dans tous les États membres – alors que certains pays européens, comme la France, en accordent jusqu’à quatorze jours déjà maintenant, et d’autres, la majorité, pas du tout –, ne faudrait-il pas prendre les devants et augmenter ce quota à dix jours dans la législation luxembourgeoise dès maintenant ?
La réalité luxembourgeoise Depuis cette annonce impromptue de plusieurs représentants du CSV et du LSAP, c’est le chahut généralisé sur les réseaux sociaux et dans les médias. « Dix jours, c’est excessif pour nous, affirme Jean-Jacques Rommes. Mais le pire, c’est que personne ne nous a consultés en amont, nous apprenons tout dans la presse. » Sans même que les patrons des différentes organisations n’aient eu l’occasion de s’accorder entre eux, Michel Reckinger, le président de Chambre des artisans, Romain Schmit, le secrétaire général de la Fédération des artisans ou Christian Reuter, son adjoint, Carlo Thelen, le directeur de la Chambre de commerce, Nicolas Henckes, le directeur de la Confédération du commerce ou Tom Oberweis, le président de la Chambre des métiers – tous ont réagi avec des tweets, des entrées sur leurs blogs, des communiqués et des interviews à ces annonces. Deux questions pour eux : Qui paye ? Et comment est-ce que les entreprises, surtout les PME, vont-elles s’organiser concrètement pour arriver à combler les absences supplémentaires de deux semaines de travail de leurs employés ? « Je suis satisfait que nous soyons tous sur la même longueur d’onde », ajoute Jean-Jacques Rommes, qui estime que c’est l’OGBL qui dicte ces idées à un gouvernement qui ne ferait que suivre un certain « air du temps ».
Le cliché Au Luxembourg, comme dans la plupart de ses pays voisins, les tâches ménagères et l’encadrement des enfants restent très majoritairement assurés par les femmes. Selon une étude du Statec (basée sur des chiffres qui remontent à 2012), les femmes passent en moyenne 19 heures par semaine à des tâches ménagères, 24 heures si elles ont des enfants, et les hommes huit. Les femmes passent presque le double, 35 heures par semaine, avec leurs enfants, contre 21 heures pour les hommes. Même si le taux d’emploi des femmes âgées entre 25 et 49 ans et désormais de 76,5 pour cent, elles se situent toujours largement derrière les hommes (92 pour cent) À partir de trois enfants, seule la moitié des mères travaillent encore. Encourager les pères à s’investir davantage dans les tâches ménagères et la vie familiale en leur en accordant les possibilités logistiques et financières correspondrait donc tout à fait à l’idéal de la ministre de la Famille libérale d’équilibrer ces rapports de force. Car, écrit la Commission européenne, il ne s’agit pas seulement d’une « question d’équité » mais aussi d’un « impératif économique » (le coût de l’écart entre les hommes et les femmes en matière d’emploi s’élèverait à 370 milliards d’euros). En outre, permettre au père de passer les dix premiers jours avec son bébé non seulement déchargerait la mère, mais renforcerait aussi le lien père-bébé.
Reality check La nouvelle génération des jeunes adultes, ceux qui ont entre 25 et 35 ans aujourd’hui, ceux que la sociologie de comptoir appelle les millenials et qui sont donc en âge de procréer, ont des projets de vie bien différents de leurs parents. Un job n’est plus à vie, une carrière et l’argent qui va avec ne sont plus aussi importants que la liberté et une certaine flexibilité des horaires ou des conditions de travail. Ayant grandi dans des familles monoparentales ou recomposées, ils ont quitté les schémas sexistes de leurs parents. Avec des papas qui aiment cuisiner et n’ont aucun problème à garder les enfants si la femme a une opportunité de carrière, la famille « typique » de l’État CSV (Kinder-Küche-Kirche) a changé de fond en comble. C’est pourquoi Marc Spautz aime à se montrer moderne et progressiste et les patrons risquent donc d’avoir l’air vieux jeu en freinant des quatre fers. Mais le DP sait aussi que pacta sunt servanda, il faut respecter les accords. Ainsi, la ministre libérale Corinne
Cahen, tout en rappelant qu’elle fut à l’initiative de la réforme, promet que l’accord avec le patronat, donc sur une augmentation minimaliste de ce congé à cinq jours, sera respecté. Le Premier ministre
Xavier Bettel quant à lui a demandé à Corinne Cahen et à Nicolas Schmit de voir les représentants du patronat pour une réunion de consultation sur le sujet en septembre, avant de revenir vers lui avec de nouvelles propositions – notamment sur le nombre de jours idéal et le modèle de financement. Et déjà, les syndicats, craignant une révision vers le bas de la proposition européenne, demandent à y être associés. Ce serait un retour au modèle historique de la tripartite, déjà plusieurs fois enterré.