À un moment où les productions audiovisuelles luxembourgeoises de tout genre, long-métrages de fiction et d’animation, documentaires, séries, nouveaux médias rencontrent des succès étonnants (voir le bilan Film Fund pour 2018), salués unanimement à l’international, nous sommes confrontés à une campagne nationale désastreuse orchestrée par des intervenants en très grande partie mal informés avec des arguments et des réflexions qu’on ne peut qualifier que d’abracadabrantesques.
Nous voudrions revenir sur quelques-uns des critiques et reproches, entendus ici et là dans un contexte où tous les partis politiques déclarent unanimement que l’existence même et l’importance d’un tel secteur n’est en aucun cas mise en cause, ce dont nous nous réjouissons.
Sur le contrôle des sociétés de production
Si un contrôle de la part de la Cour des Comptes devait mettre tout le monde à l’aise, cette solution aurait, bien sûr, notre total soutien et nos comptes analytiques, film par film, seront grands ouverts pour les organismes de contrôle légaux, comme ils le sont déjà actuellement. En effet, les budgets et nos plans de financement sont contrôlés une première fois au moment du dépôt du projet par un expert externe mandaté par le Film Fund et par ses contrôleurs internes à travers un processus de complétude. Ensuite, dans le cas d’une réponse favorable, l’aide du Film Fund est libérée en trois tranches et rembourse des dépenses déjà faites par la société de production. Elle est donc obligée au préalable de préfinancer ces dépenses auprès de banques ou d’organismes bancaires spécialisés.
Les trois tranches sont libérées après trois contrôles approfondis par les responsables gestion et suivis des projets (quatre personnes à temps plein) du Film Fund et, accessoirement, pour l’obtention de la dernière tranche, par le contrôle du film terminé (adéquation scénario, budget et plan de financement avec le résultat final) et le contrôle d’un réviseur d’entreprise agréé, répondant à un catalogue de questions portant notamment sur les dépenses luxembourgeoises effectuées, y compris le contrôle du paiement des charges sociales, TVA, etc. Ce dernier contrôle inclut aussi le contrôle du calcul des émoluments producteurs et frais généraux selon les règles et maximas établis par le Film Fund, parfaitement conformes aux règles européennes en vigueur. Pour terminer, toutes les sociétés de production sont contrôlées dans leur ensemble par un contrôleur externe et indépendant, mandaté par le Film Fund tous les trois à cinq ans.
Sur les émoluments des producteurs et la notion de risque
Chaque coproducteur (deux ou plusieurs sociétés de production) peut inclure dans le coût du film des émoluments d’un maximum de dix pour cent du financement qu’il a pu trouver dans son pays respectif ou à l’international. Cet article ne suffira pas à expliquer dans le détail la complexité des sources de financement d’un film européen. Il n’est pas rare que le plan de financement compte une vingtaine d’intervenants financiers nécessaires au bouclage final du financement d’un film.
Par contre, ce qui est beaucoup plus simple à expliquer, c’est à quoi servent ces émoluments producteurs. Une partie est réinvestie dans le film pour augmenter la part propre du producteur dans le financement du film après des discussions souvent complexes entre coproducteurs et avec le Film Fund qui demande, avec raison, un engagement financier de ce dernier. Ces émoluments servent par ailleurs à toutes les dépenses faites par la société de production en dehors des projets soutenus, notamment le développement de nouveaux projets, la participation des producteurs aux marchés et festivals étrangers, les salaires et honoraires de nos collaborateurs qui ne sont pas financés à travers les budgets de production de film et la rémunération des producteurs le cas échéant si les finances le permettent.
Il convient d’ajouter que les organismes bancaires qui préfinancent le film, non seulement la part luxembourgeoise et l’apport du Film Fund, mais aussi les autres intervenants des pays coproducteurs, analysent au jour le jour les dépenses faites comparées à un plan de trésorerie établi d’un commun accord en début de tournage. Au moindre dépassement de budget prévisible, les émoluments producteurs seront pris en gage jusqu’à la finition du projet et serviront, le cas échéant, au financement de ces derniers. Au-delà de cette réserve de financement, les producteurs sont souvent amenés à cautionner, auprès des banques luxembourgeoises, en leur nom privé, la bonne fin du film.
Sur la question du remboursement des aides
Qui ne s’est pas penché sur la question complexe du financement des œuvres européennes ne peut être que décontenancé par rapport aux pourcentages minimes que constituent les remboursements au fil des années. D’abord, il faut préciser que les films en question ont été soutenus après 2014, dans le cadre du nouveau système d’avance sur recettes. Les projets antérieurs, financés majoritairement par une aide économique dite de tax shelter (certificats audiovisuels) et ne provenant donc pas d’un poste budget étatique défini, n’étaient pas soumis aux règles de remboursement actuelles. Sachant que plusieurs années s’écoulent entre la décision du Film Fund de soutenir un projet et sa sortie commerciale (une année de recherche de financement complémentaire, deux années de tournage et de post-production, une année de mise sur le marché et d’exploitation cinéma, une année d’exploitation DVD, télé et VOD), une grande majorité des films soutenus ne sont pas au bout de leur cycle d’exploitation. Si cette évidence seule ne suffit pas à expliquer les taux de remboursement actuels d’en dessous du un pour cent sur un marché de 600 000 habitants, il suffit de se tourner vers nos pays voisins pour essayer de comprendre la situation. Le taux de remboursement en Belgique est de deux pour cent sur un marché potentiel de onze millions d’habitants ; en France et en Allemagne entre dix et quinze pour cent sur un marché potentiel de 70 et 80 millions de spectateurs.
Il est également important de savoir que venant de ces grands territoires, des avances payées par des distributeurs ou des vendeurs internationaux font partie intégrante du financement initial du film. Ces avances constituent un minimum garanti et permettent ainsi de financer jusqu’à cinquante pour cent des films à budget important. Le revers de la médaille de cette pratique, qui sert d’ailleurs aussi à tester l’intérêt du marché privé pour tel ou tel film (un signal important pour les responsables de fonds étatiques, type Film Fund), consiste à octroyer à ces intervenants financiers la récupération au premier rang de leur investissement augmenté d’une commission entre 25 et trente pour cent, ainsi que de la couverture de leurs frais techniques.
Sur les productions (et un audit) pour le tiroir et une courbe
À notre connaissance, aucun producteur du monde n’a, à ce jour, voulu produire un film pour ne pas, ensuite, l’exploiter. Cette expression est une hérésie en soi. Qui pourrait croire qu’un producteur puisse destiner le travail de très longue haleine des auteurs, du réalisateur et d’une équipe de plusieurs centaines de personnes à la poubelle ? Mais oui, il est vrai, qu’en dehors de nos plus beaux succès commerciaux ou de festivals qui constituent une majorité écrasante, il y a des films qui ne trouvent pas leur public. Il serait d’ailleurs temps, ici, de souligner que nous fabriquons, film après film, des exemplaires uniques, des propositions de cinéma, des morceaux de culture, des modèles fragiles. C’est la raison pour laquelle le cinéma européen bénéficie de l’exception culturelle dans les traités commerciaux européens. L’appartenance de notre activité à l’industrie culturelle nous joue parfois des tours dans la compréhension de notre activité et la mise sur le marché d’un film peut rater pour des centaines de raisons. Tous les intéressés à la question culturelle savent d’ailleurs parfaitement que ce n’est pas forcément la qualité de l’œuvre qui fait se déplacer les foules.
Une courbe, sans aucune valeur si elle n’est pas expliquée correctement et faisant partie de l’audit récemment présenté, a beaucoup fait parler d’elle. Cette courbe tente d’expliquer que l’augmentation des films produits est inversement proportionnelle à l’intérêt public au Luxembourg. Là encore, la réalité est beaucoup plus complexe et le manque de chiffres et statistiques transparents, relevé d’ailleurs par l’audit, n’aide pas à simplifier la discussion. Les films que nous produisons ou coproduisons peuvent être, de façon très schématique, partagés en trois catégories.
– Les films nationaux (souvent en langue luxembourgeoise) – s’il y a bien une catégorie pour laquelle on peut en effet mesurer l’impact en analysant le box office luxembourgeois, c’est celle-là. Depuis Doudege Wénkel, Eng nei Zäit, Rusty Boys et Superjhemp retörns, nous pouvons clairement constater un goût prononcé du public de cinéma pour cette offre. Ces films ont cumulé 135 000 spectateurs au Grand-Duché, ce qui est absolument remarquable. En comparaison avec la France par exemple un succès comme Superjhemp équivaudrait à des films comme les Ch’tis ou La grande vadrouille. Le dernier grand succès public, la série Capitani, cumule sur RTL 100 000 spectateurs et 80 000 replays par épisode.
– Les films à festival – cette catégorie englobe des œuvres de réalisateurs luxembourgeois et internationaux qui mettent l’accent sur une qualité artistique prononcée et leur carrière se construit sur les grands et moins grands festivals du monde. Dans son bilan 2018, le Film Fund a dû renoncer à imprimer la liste complète des festivals visités par nos films pour cause de manque d’espace. Sur les festivals A, c’est-à-dire Cannes, Venise, Berlin, Toronto et quelques autres, nous avons fait ces deux, trois dernières années un sans-faute absolu en plaçant au moins un film luxembourgeois dans chacun de ces festivals.
– Les films commerciaux à l’international – il s’agit, dans cette catégorie, de films coproduits à l’international, destinés à une carrière commerciale élargie. Là encore, les exemples de films ou séries qui ont réussi le grand chelem, c’est-à-dire dépasser largement les frontières des pays coproducteurs et même européennes, sont multiples. Citons simplement Bad Banks ou Les hirondelles de Kaboul qui ont été vus par des millions de personnes dans le monde entier. Évidemment, une courbe mesurant le box office luxembourgeois n’est pas vraiment adaptée, même pas à un début d’une analyse sérieuse du succès de ces films.
L’audit commandé par le Service des Médias et Communications de l’État, livré en novembre 2018, a été discuté et commenté par toutes les associations professionnelles concernées et surtout, plus d’une vingtaine de réunions spécifiques ont permis d’aboutir à un deuxième document, les Recommandations concrètes sur base de l’audit de fonctionnement du Film Fund du 12 juillet 2019, récemment présenté lors d’une conférence de presse. Aucun de ces documents n’a donc été mis dans un tiroir, au contraire, ils ont servi à une discussion vivifiante et constructive.
Sur un comité de sélection et des choix peu transparents
Dans des pays voisins comme la Belgique ou la France, les différents comités, commissions et sous-commissions qui régissent l’attribution des aides diverses et variées sont constitués par des professionnels et largement contrôlés par les différents syndicats et autres associations. Personne n’a jamais pensé à adopter ce système au Luxembourg pour des raisons évidentes de conflits d’intérêts dans un aussi petit pays. Il nous a toujours semblé plus judicieux de mettre ces décisions dans les mains d’experts, majoritairement étrangers, tout en intégrant deux personnes du Film Fund qui sont en contact permanent avec toute la profession. Les Recommandations précitées reviennent dans le détail sur les filtres à utiliser pour parvenir à des décisions les plus objectives possibles et une amélioration de la communication de la part du Film Fund de ses décisions.
Jusqu’à preuve du contraire, ce système nous semble le moins mauvais possible et surtout, il n’est apparu aucune autre proposition concrète pour une solution alternative. Si le Film Fund a alloué depuis cinq ans 150 millions en aides au secteur, il a aussi, ce qu’on a tendance à oublier, refusé des demandes pour un montant semblable. Seuls les professionnels peuvent savoir à quel point un refus du comité de sélection peut durablement affecter le courant de la vie des scénaristes, comédiens ou réalisateurs concernés. Des années de travail peuvent être détruites en une fraction de seconde. Cela fait pourtant partie de notre choix de vie dans un secteur hautement concurrentiel et il nous faudra faire attention à ne pas laisser les frustrations ou agressions mal placées des uns et des autres influencer le futur du cinéma luxembourgeois. Le moment n’est-il pas venu de constater les succès inespérés de notre industrie audiovisuelle, de nos réalisatrices et réalisateurs, actrices et acteurs, techniciennes et techniciens, de ces centaines de personnes, de les mettre en avant et de préparer les années à venir avec le recul nécessaire et sans fausse modestie ?