josée hansen : Dans le programme de l’Art Week, la directrice du Mudam Suzanne Cotter affirme que quelque vingt pour cent de la collection du musée sont constitués de donations. Celles-ci ont non seulement contribué au lancement de la toujours très jeune collection (+/- 700 œuvres) il y a une vingtaine d’années, mais restent encore aujourd’hui un moyen important pour enrichir la collection, alors que son budget d’acquisition est très modeste. Patrick Majerus, vous êtes collectionneur d’art contemporain, étiez un donateur fidèle du Mudam et faites désormais partie de leur conseil d’administration. Qu’étaient pour vous les avantages d’une donation à une institution publique ?
Patrick Majerus : Pourquoi on fait des donations au musée ? Avec mon épouse, on a commencé à faire des donations assez jeunes, dès l’âge de 37 ans, parce que nous n’avons pas d’enfants et nous n’avons pas souhaité attendre trop longtemps avant de donner des œuvres, parce qu’une collection s’agrandit de plus en plus et donner une collection complète serait assez difficile, aussi pour le musée. Du coup, nous avons choisi de coopérer avec différents musées au Luxembourg et à l’étranger, comme le Mudam, le MNHA ou le Centre Pompidou. Nous le faisons dans un sentiment de partage – mais il faut aussi souligner qu’il y a également un retour fiscal qui est intéressant pour les collectionneurs
jh : Le partage est une valeur que vous évoquez également, Marnix Neerman. Vous étiez galeriste et êtes maintenant collectionneur d’art ancien. Lorsque vous vous êtes installé au Luxembourg, vous avez dit qu’il était important pour vous de donner aussi quelque chose au pays qui vous accueille, en travaillant avec les musées d’ici. Pouvez-vous expliquer cette démarche et ce que vous faites dans ce domaine ?
Marnix Neerman : Moien ! Quand j’ai quitté la Flandre il y a 25 ans, j’ai été embauché à Londres, où j’ai été conseiller d’une grande collection d’art ancien. Et quand je suis venu ici, dans votre beau pays, il y a six ou sept ans, j’ai assez vite rencontré Monsieur Polfer, qui était en train de préparer une exposition sur [Albrecht] Bouts, pour laquelle j’ai alors prêté quatre tableaux. J’ai pas mal de connaissances et surtout des relations dans le monde entier, où je prête des tableaux, et on a vite décidé de partager notre collection. J’ai des enfants, mais ils m’ont encouragé de ne pas mettre les tableaux dans les coffre-forts des freeports. Cette collaborations implique que, quand j’ai des prêts à faire dans le monde entier, c’est maintenant Monsieur Polfer qui peut les faire et mettre ainsi le Luxembourg et son musée dans ce projet. Comme actuellement dans une exposition au Palazzo Ducale à Venise, il y a trois tableaux qui viennent du MNHA – qui est ainsi à côté de grands musées représentés là-bas.
jh : Monsieur Neerman travaille avant tout avec le MNHA au Luxembourg, Michel Polfer. Quels sont les modes possibles de collaborations entre musées et collectionneurs : donations, mises en dépôt, prêts, legs ?
Michel Polfer : Il faut distinguer différentes catégories de mécénat de musées. Il y a le mécénat ancien, type don : donations de collections entières, dons d’œuvres ou d’objets… J’ai fait le compte pour aujourd’hui : sur les dix dernières années, on a entré dans les collections environ 8 000 objets ou œuvres, dont quinze pour cent sont des dons. Parfois, ils sont d’une valeur très faible, mais d’un intérêt scientifique immense pour le pays. Puis il y a des mécènes qui nous donnent des moyens financiers, qui mettent à disposition des budgets pour des acquisitions importantes. Et puis il y a ce que j’appellerais un mécénat de compétence : il y a des mécènes qui prêtent des œuvres, mais aussi leur réseau, et nous mettent en relation avec d’autres musées et qui, à travers des dépôts à long terme, nous permettent d’entrer en contact avec des musées importants, ce qu’on ne pourrait pas faire par nos propres collections. En tout cas, le mécénat en nature est beaucoup plus présent au Luxembourg qu’on ne le pense.
jh : On en parle en fait très peu. Il n’y a que Patrick Majerus qui parle de son expérience de donateur, ce qui est très important, parce qu’il peut faire des émules… Alfred Paquement, en tant qu’ancien directeur du Musée national d’art moderne, vous avez l’habitude de collections autrement plus importantes que celle du Mudam : celle du Centre Pompidou compte plus de 100 000 œuvres. Ce musée a développé des modes de collaboration très flexibles entre mécènes et collectionneurs. Pouvez-vous nous en parler ?
Alfred Pacquement : Certainement. J’ai été frappé par le titre de notre débat : « Le mécénat privé au chevet du musée »… Quand on est au chevet de quelqu’un, c’est qu’il est très malade. Je ne crois pas que les musées soient trop malades, ils ont besoin de soutien peut-être, comme on peut, de temps à autre, avoir besoin d’une aspirine. Et cette aspirine, ce sont les mécènes ou les dons ou les soutiens divers et variés. Dans un petit ou dans un grand musée, la part des œuvres qui proviennent de dons est extrêmement importante. Il suffit de se promener dans un musée et de regarder les cartels, pour voir comment les œuvres sont entrées. En tout cas, pour ce qui concerne la collection que je connais bien, celle du Musée national d’art moderne, la très grande majorité des œuvres sont des dons. Et de plus en plus, parce que les crédits directs d’État pour les acquisitions sont en chute libre et donc ce sont les collectionneurs, les donateurs ou les systèmes fiscaux de soutien – ce qui est une façon pour l’État de soutenir évidemment –, qui permettent d’enrichir les collections.
Mais les dons n’arrivent pas tout seuls. Ils arrivent soit par la complicité entre un conservateur ou le directeur d’un musée et un collectionneur, soit par des structures de soutien. En ce qui me concerne, j’ai tenté de donner une dynamique nouvelle à la Société d’amis, qui est doublement importante pour un musée. D’une part pour un soutien direct sous la forme de dons des collectionneurs qui constituent cette société, mais c’est aussi un réseau d’ambassadeurs et de soutien social, qui est extrêmement important pour un musée, son image et sa réputation. J’ai suggéré au président de la société à l’époque de créer un petit groupe de soutien spécifique – à côté des très nombreux dons qui arrivaient par différentes sources, souvent d’ailleurs par des artistes ou des familles d’artistes –, dont les membres, en contrepartie d’un petit don, de 5 000 euros, déductible fiscalement, pouvaient participer à un groupe de travail qui allait réfléchir aux œuvres des artistes contemporains susceptibles de venir enrichir la collection du musée. C’était doublement intéressé de ma part : d’un côté pour avoir des moyens supplémentaires, évidemment, mais aussi en partant du principe que les collectionneurs sont plus rapides que les conservateurs de musée, et ils prennent plus de risques. Donc, ma logique était : venez prendre des risques pour nous ! Et ça a très bien marché, au point qu’aujourd’hui, il y a quatre groupes de ce genre dans différents domaines. Donc le mécénat privé est absolument nécessaire, comme soutien direct et indirect du musée.
jh : Je voudrais embrayer sur cela : il y a toujours une crainte que des intérêts privés phagocytent ou nuisent aux intérêts publics de l’institution. Par exemple qu’un collectionneur fasse un dépôt pour avoir un stockage sécurisé et gratuit de ses œuvres, faire entretenir et assurer sa collection. Est-ce qu’il faut des balises pour une collaboration avec le secteur privé ?
AP : Sur ce point particulier, en ce qui concerne le Centre Pompidou, il n’y a pas de stockage d’œuvres de collectionneurs privés. Ça n’existe pas. Et c’est la même chose par exemple au Moma de New York. Toutes les œuvres de la collection appartiennent à la collection et puis, bien sûr, il y a des expositions temporaires, où il y a des emprunts de collections privées. Il faut dire que la collection permanente est très abondante et qu’on ne peut déjà en montrer que de petites portions. Donc si c’est pour montrer des œuvres qui ne nous appartiennent pas par rapport aux œuvres qui sont dans les réserves, ce serait paradoxal. Le but est d’acquérir les œuvres et de convaincre les collectionneurs de nous les donner.
jh : Patrick Majerus, vous êtes maintenant membre du conseil d’administration du Mudam et voyez les contraintes d’une collection de l’autre côté du miroir. Vous avez dit que, pour éviter les conflits d’intérêt, vous ne donniez plus d’œuvres au Mudam. La part des donations reste importante dans les nouvelles entrées dans la collection – quatorze acquisitions et neuf donations en 2018. Comment est-ce que le Mudam peut développer cela ?
PM : Si on va au Mudam en ce moment-même, on peut voir au -1 toute une collection donnée par Raymond Learsy, qui est un très grand collectionneur américain, avec des Neo Rauch, des Michel Majerus etcetera. Il faut être réaliste, nous sommes encore trop jeunes pour pouvoir être comparés à Paris. Il faut encore une ou deux générations pour parvenir au même niveau. Il faut être patient et travailler. C’est pourquoi je parle en public de nos donations et des avantages fiscaux, pour expliquer à tout le monde pourquoi ça peut être intéressant.
jh : Le Mudam travaille sur la fin du XXe siècle et l’art très contemporain, donc souvent avec des œuvres d’artistes vivants pour lesquels il y a beaucoup de collectionneurs. Où est-ce qu’un musée historique, comme le MNHA, trouve des collectionneurs d’art ancien, Michel Polfer ?
MP : On les trouve en partie à travers d’autres collectionneurs, ce sont les réseaux dont je parlais tout à l’heure. C’est à travers ces contacts personnels que le réseau s’étoffe et de nouvelles œuvres sont proposées. Contrairement à un très grand musée comme celui de Monsieur Paquement, les collections du musée national sont, il est vrai, très diverses, et d’une qualité fort inégale. Il est clair que nous sommes très reconnaissants pour des œuvres en dépôt à long terme que nous pouvons montrer dans nos collections permanentes. C’est vrai en art ancien, c’est vrai dans les beaux-arts et c’est vrai en général. Si j’accepte une œuvre en prêt à long-terme, qui est assurée aux frais de l’État et que nous conservons et dont nous nous occupons, c’est qu’elle est montrée au public en permanence ou la plupart du temps. Les musées publics ne servent pas de dépôt à des collections privées importantes sans bénéfice direct pour le public. Ce serait un non-sens, voire un abus.
MN : …mais moi, je ne serais pas d’accord qu’on les mette en stock. Si les œuvres ne sont pas exposées, cela ne m’intéresse pas du tout. Ce n’est pas à un dépôt, c’est à un musée que je prête, pour partager avec le public et faire des choses autour, comme des publications. Mais il est fondamental qu’on travaille avec un musée dans lequel on a confiance, parce qu’on laisse ses « enfants » chez quelqu’un. Les dernières six années, on a quand même fait trois expositions au MNHA dans lesquelles j’étais impliqué par mes relations. Je parle de Rubens : Drama and tenderness, l’exposition Bouts et on fait l’exposition Pedro di Mena, le sculpteur qu’on appelle « the spanish Bernini », dont le Luxembourg a huit sculptures grâce à moi et mes amis. Monsieur Polfer et son équipe ont fait faire des recherches sur ces sculptures, en collaboration avec une clinique qui a fait des examens au scanner. Cela veut dire que grâce à de telles collaborations, le Luxembourg prend une place dans le monde de l’art. C’est une collaboration de mutuel respect et de confiance.
jh : Qu’en est-il de la création de valeur par un musée, pour un artiste ou une collection ? Un musée qui montre un artiste vivant ou une collection importante va forcément le valoriser ou faire monter sa cote…
AP : C’est un vrai sujet. Il est de la responsabilité du musée de tenter le mieux possible de garder une indépendance par rapport à la pression du système marchand, d’établir des lignes de conduite et de s’y tenir. Mais l’incidence de l’institution sur le marché est beaucoup moins grande que celle des grandes collections privées, qui, par les moyens dont elles disposent, ont un impact plus grand. On est dans une époque où il y a beaucoup de spéculation et de médiatisation, et des comportements d’acheteurs qui ont des arrière-pensées spéculatives plus directes, comme des fonds d’investissement. Dans un tel système, le musée doit absolument défendre son indépendance scientifique et culturelle.
PM : Je pense qu’il faut relativiser le rôle du musée sur la création de valeur. Il existe une dizaine de musées de par le monde qui ont un vrai impact sur la valeur des collectionneurs, comme le Pompidou, la Tate, le Moma ou le Whitney. Mais ce n’est certainement pas le cas du Mudam, du musée de Saarbrücken ou du Pompidou de Metz.
MN : Il s’agit d’un phénomène qui concerne surtout l’art contemporain. Je vois régulièrement qu’il y a des musées de grande renommée, qui sont payés par des marchands pour mettre leurs artistes contemporains dans les salles des anciens maîtres – je parle de chiffres gigantesques – pour qu’ils puissent dire « mon artiste était à côté d’un Rubens » etcetera. Moi, je n’ai pas besoin d’un musée au Luxembourg pour valoriser mes tableaux. Mais il y a beaucoup d’artistes d’art contemporain qui s’incrustent dans les musées de renommée pour faire remonter la cote – je vois cela au Louvre, à Versailles et à Saint Pétersbourg… C’est très triste.