Aujourd’hui unanimement célébré pour son génie, au même titre que Le Caravage, Le Greco (1541-1614) fit pourtant partie de ces peintres longtemps oubliés de l’histoire de l’art, jusqu’à sa réhabilitation tardive à la fin du XIXe siècle par les avant-gardes. Pour ses couleurs « fauves », ses drapés massifs qui semblent sculptés dans la pierre, ou encore la déformation « expressionniste » des proportions humaines, Le Greco est devenu un héraut de la modernité. Eisenstein lui-même ne percevait-il pas dans ses compositions extatiques une forme primitive de montage cinématographique ? C’est dire si les notions de génie et de modernité sont pour le moins relatives, voire anachroniques, étant sans cesse modelées par les sensibilités et les découvertes scientifiques de l’époque. Pour preuve : c’est la première fois en France qu’une exposition d’envergure est consacrée au Maître de Tolède. Soit l’occasion de parcourir, à travers plus de 70 œuvres réunies au Grand Palais, l’exceptionnelle trajectoire de cet artiste né en Crête, contrairement à ce qu’indique le surnom d’El Greco.
De cet ancrage méditerranéen, Domenikos Theotokopoulos (de son vrai nom) reçoit le double héritage culturel dont l’île est alors le réceptacle. Ses échanges avec Venise en font un carrefour privilégié entre l’Orient et l’Occident, entre la tradition byzantine et la tradition latine des images. De cette période de formation, trois œuvres de petit format sont présentées dès l’entrée de la manifestation parisienne. On y découvre Saint Luc peignant la Vierge et une Adoration des Mages en provenance du Musée Baneki d’Athènes, puis le Tryptique de Modène conservé à la Galleria Estense. La cohabitation des styles et des techniques est manifeste. À l’emploi codifié de l’or, tel qu’on le trouve dans Saint Luc peignant la Vierge, répond le recours à la perspective et à des sources iconographiques italiennes pour le travail des figures. Là où, dans la culture byzantine, l’identité de l’iconographe doit s’effacer au profit de sa production, Le Greco affirme déjà ses ambitions artistiques en apposant, sur chacune d’elles, la mention autographe Cheir Domenikou (« De la main de Domenico »). C’est vers Venise, capitale Renaissante du coloris, que déjà l’artiste regarde. La vente à la loterie d’une icône lui permettra de gagner la cité des Doges.
Riche en découvertes esthétiques, son séjour italien, à Venise puis à Rome, s’avérera cependant déceptif au plan professionnel. Face à des artistes comme Titien, dont il aurait été le disciple, ou encore Véronèse et Tintoret, notre novice crétois n’a aucune chance de remporter la moindre commande prestigieuse. En 1570, Le Greco prend donc la décision d’aller à Rome, la plus grande fabrique de tableaux d’autel à cette époque, où il se distingue par sa production de portraits, dont un bel échantillon est rassemblé pour l’occasion. Mais son caractère supposément querelleur ou arrogant l’empêchera de tirer pleinement profit de son talent. Après dix années passées dans la Péninsule, Le Greco est invité à quitter le palais Farnèse après avoir proposé de repeindre le Jugement dernier de Michel-Ange...
Ainsi, à l’automne 1576, le peintre embarque-t-il en direction de Tolède en vue d’obtenir la faveur du roi Philippe II. C’est là qu’il va s’installer jusqu’à sa mort, pour devenir le peintre flamboyant que l’on sait. Si les plus belles pièces trônent au Prado et dans les églises de Tolède, on sera éblouis à la vue de St Martin et le pauvre (1597-1599), assurément l’une des pièces-phare de l’exposition avec L’Ouverture du cinquième sceau (1610-1614). Le vert piquant du manteau de Martin rappelle celui de Parmesan, cependant que le cheval blanc se dresse avec une grande netteté auprès des corps ondulants de nos protagonistes. Au sein de cette peinture hallucinatoire qui annonce les tourments de Van Gogh et de Munch, le ciel est en lutte, se déchire comme le manteau charitable de Martin, crie les douleurs du crucifié (voir les deux versions du Christ en Croix, l’une issue du Louvre, l’autre du Musée de Cleveland). Eisenstein, de son côté, remarquait la diversité des points de vue amassés au sein d’une même composition, ce qui lui fera dire que les tableaux du Greco constituent de véritables « constructions ». On aurait aimé qu’un orage se déclare au cours de la visite, que la foudre s’abatte sur le dôme de l’édifice de verre. Une rêverie au cours de laquelle réalité et peinture coïncideraient...