Le ministère de la Culture vient de lancer, dans le cadre du suivi du Kulturentwécklungsplang (Kep) de 2018, une consultation publique sur les « mesures sociales au bénéfice des artistes professionnels indépendants et des intermittents du spectacle au Luxembourg », à laquelle les personnes concernées peuvent participer en envoyant, jusqu’au 1er décembre, un courriel relatant leur vécu à l’adresse kep@mc.etat.lu. Une consultation électronique au lieu d’Assises, cela en dit long sur la considération dont jouissent les artistes, qui restent les derniers dans la chaîne alimentaire du milieu culturel, les prolétaires d’une industrie du spectacle de mieux en mieux organisée. En illustration, deux chiffres : sur les 141 millions d’euros de budget du ministère de la Culture en 2018, 2,8 millions allaient aux aides sociales pour artistes et intermittents (243 personnes en tout). Certes, la ministre de la Culture Sam Tanson (Déi Gréng) et son premier conseiller Jo Kox (mister Kep) sont pleins de bonne volonté et tentent d’augmenter les parts de budget consacrées à la création dans les instituts culturels et les établissements publics, d’adapter à la hausse le nombre et les montants des conventions avec les associations et fédérations ou de faire profiter les écrivains, compositeurs et interprètes du taux super-réduit de trois pour cent sur leurs honoraires (mesure prévue dans le projet de budget pour 2020). Mais on vient de tellement loin que ce ne sont que des gouttes d’eau dans l’océan.
Car le problème, au Luxembourg, est structurel : jusqu’à très récemment, peut-être au tournant du millénaire, les activités artistiques s’exerçaient en dilettante, à côté d’un emploi fixe dans une banque ou une administration. Tun Deutsch, Guy Rewenig ou Robert Brandy furent parmi les premiers à opter pour des carrières de créateurs à plein temps – avec tous les sacrifices que cela impliquait. Les plus rusés, comme Marc Olinger ou Philippe Noesen, arrivaient à dégoter un poste de directeur de théâtre et en firent profiter leurs collègues en investissant dans la création. Ces vingt dernières années, le nombre de producteurs culturels a augmenté de manière exponentielle, en parallèle aux dotations budgétaires – mais les artistes eux-mêmes continuent à végéter avec des minima existentiels. Les ministres successifs de la Culture ont beau verser de plus en plus d’argent dans l’entonnoir en haut, à l’arrivée, les artistes apprennent qu’il ne reste qu’un honoraire modeste pour eux. Car, en l’absence de marché, vue l’étroitesse du pays, toute la politique culturelle luxembourgeoise est une politique de soutien des producteurs, du patronat, et seulement très peu en faveur des artistes eux-mêmes. C’est vrai au cinéma, où les producteurs dictent les règles, le récent audit du Film Fund le confirme. Mais c’est vrai aussi dans les arts plastiques, la musique ou au théâtre. Il y aura toujours un poste budgétaire pour payer le bilan de la fiduciaire, mais les artistes doivent négocier dur pour que reste un honoraire qui les fasse vivre après impôts. Beaucoup de prix littéraires sont avant tout des aides aux éditeurs et pour recevoir une bourse de la part du ministère, il faut prouver les retombées économiques ou d’image (en termes de nation branding) d’un projet.
Beaucoup d’artistes disent qu’ils ne vont pas participer à l’enquête du ministère, parce que le constat est connu et qu’ils se sont déjà exprimés tant de fois. Mieux vaut continuer à écrire son roman ou à préparer son exposition. Peut-être que les artistes autochtones devraient s’inspirer de la grève du sexe menée par Lysistrata chez Aristophane et faire une grève de la création. On verrait où ça mènerait le pays. « Si tous le monde court dans une direction, les artistes doivent être les seuls à aller dans l’autre, disait Elfriede Jelinek dans une interview cette semaine. Ce n’est pas seulement leur droit, mais leur devoir. »