En termes sportifs, et personne ne niera la part de compétition dans la biennale de Venise où les nations rivalisent pour l’or, en l’occurrence sous forme de lion, on dira qu’ils ont fait match nul (la biennale fermera dimanche, définitivement, elle a déjà dû le faire temporairement lors des différentes marées hautes la semaine passée). En concurrence, la biennale elle-même, son exposition internationale, les participations des pays, et ce qui s’appelle événements collatéraux. Ces derniers ont pris au fil des éditions de plus en plus de place, de poids, et s’il y a match nul au bout de cette saison, le mérite côté biennale en revient à Sun & Sea (Marina), la contribution lituanienne, et il suffit de citer le jugement du jury qui lui a attribué le Lion d’or pour « l’utilisation inventive du lieu pour présenter un opéra brechtien ainsi que l’engagement du Pavillon avec la ville de Venise et ses habitants ». Ceux-ci appelés à changer en plage un bâtiment militaire de l’Arsenal, chantant, jouant, pied-de-nez aux hordes des touristes, même par acqua alta.
De l’autre côté, opposé, les événements collatéraux donc, et dans la mémoire il y a bon nombre parmi eux qui restent. Ils ont volé carrément la vedette, et parcourir la Sérénissime à la recherche de tels palais, de telles églises, s’est avéré plus indispensable que jamais, plus gratifiant. Pas d’énumération exhaustive ici, rien que des exemples qui en disent quand même long, mélangeant artistes et organisateurs. À commencer par ceux qui appartiennent déjà à Venise, Prada et Pinault, avec Kounellis et Tuymans ; des galeristes leur ont emboîté le pas, Gagosian avec Helen Frankenthaler, Kewenig avec Sean Scully, Ropac avec Adrian Ghenie. Sans oublier Baselitz, Gorki, Lee Byars, Edmund de Waal. Tous off biennale, comme on dit.
Pour figurer sur la liste officielle des événements collatéraux, il faut débourser entre 20 000 et 30 000 euros. On y renonce, on a son propre endroit, à Venise, il est prestigieux, enchanteur, la publicité se fait d’elle-même. Et l’on garde l’argent pour soi, alors que jusqu’à maintenant il était possible de soutenir un artiste de la biennale, la contribution irait dorénavant dans une cagnotte.
Dira-t-on, allant jusque-là, que fondations, galeristes et institutions d’origine privée, sont en bonne voie de faire main basse sur la culture ? Si déjà une biennale, la plus ancienne, la plus réputée du monde, créée en 1895, est rejetée dans l’ombre (il reste quand même Venise tant qu’elle est debout, en attendant Mose et ses vannes mobiles). Question d’argent, bien sûr, de marché, mais on aurait tort de penser assister à un phénomène nouveau. Il est des fois utile de jeter un regard en arrière, de remonter dans le temps. Et voir ce qui est pérenne, et ce qui change, dans un sens ou l’autre, bon ou mauvais.
Les musées, tels que nous les connaissons, les lieux d’exposition, naissent autour de 1800, prenant la suite des cabinets de curiosités de la noblesse. Ils accompagnent la montée de la bourgeoisie, sont l’expression de son émancipation, de son accession aux affaires et à la culture. En même temps, ils manifestent des positions sociales, de tels citoyens riches. Au point que des musées ont très vite pris leur nom, ils en ont été les fondateurs : Von der Heydt, banquier, à Wuppertal, Städel, à Francfort, par exemple. Mais on leur ferait tort, à ces hommes, en oubliant leur engagement, tel qu’il est fixé entre autres dans le testament de Johann Friedrich Städel, dès 1815 : « dass dieses von mir gestiftete Städelsche Kunstinstitut der hiesigen Stadt zu einer wahren Zierde gereiche und zugleich deren Bürgerschaft nützlich werden möge. »
La dernière partie de la phrase prend tout son sens, mise en relation avec les « Kunstvereine » créés au même moment (le premier à Nuremberg dès 1792). À Wuppertal, il y a Von der Heydt, il y a parallèlement l’Elberfelder Museumsverein. Donc, pour employer cette image, on est en présence d’une construction pyramidale, il existe un socle, un fondement, une assise dans la société, et au sommet des citoyens, plus riches que d’autres, qui ont une conscience aigüe de leur responsabilité sociale (pour sans doute beaucoup de raisons dont leur protestantisme, en égalité en Allemagne avec le catholicisme, avec une tout autre relation à l’argent).
Les musées et lieux d’exposition privés de nos jours se multiplient ; et les architectes les plus renommés sont mis à contribution. En partie pour cause de misère voire de faillite des États. Seulement, différence majeure avec ce qui se passait jadis, ils se créent dans une sorte de splendide isolement, à la gloire seule de leur initiateur, manifestation de puissance, outil de communication ; et les couches sociales qui en étaient comme le tissu ou la chair, se trouvent réduites aujourd’hui, appauvrissement et individualisation aidant, au rôle de consommateurs (et l’on consomme plus que jamais, on se précipite aux expositions, poussant une visite à l’absurde). En sens inverse, les institutions majeures qui subsistent, les Guggenheim, Louvre, Pompidou, ont compris, s’y sont résolues, pour fleurir dans l’économie néo-libérale, un seul remède, l’expansion ; on s’étend, on se répand, à tous crins, aux quatre coins du monde.