Un lit avec ses draps souillés, bouteilles de vodka vides, préservatifs usagés et des montagnes de mégots ont fait scandale dans le monde de l’art, une première fois en 1999, lorsque l’œuvre My Bed de Tracey Emin fut nommée pour le prestigieux Turner Prize et une deuxième fois en 2014, lorsqu’il fut vendu aux enchères chez Christies pour 2,54 millions de livres. L’installation est un ready-made, une sculpture rappelant une violente séparation, que l’artiste a très mal vécue en 1998, se saoulant durant quatre jours et nuits d’affilée dans son lit. Depuis mardi, l’œuvre est à nouveau exposée à Londres, à la Tate Gallery, quinze ans après sa création. Et elle déroute toujours autant.
On pense immédiatement à My Bed en voyant Sans titre (vase à fleurs, médicaments), 2015, une installation de Doris Drescher, au rez-de-chaussée de son exposition monographique au centre d’art Dominique Lang à Dudelange en ce moment. Par terre, un amas de boîtes de médicaments : antidouleurs, antihistaminiques, antidépresseurs... Une quantité impressionnante de remèdes synthétiques contre tous les maux de la vie – à côté d’un bouquet de fleurs fanées dans un vase en verre translucide. Lorsqu’on connaît un peu la vie de Doris Drescher, sa souffrance existentielle, cet autoportrait devient encore plus fort.
Il me dit : « Viens on s’en va » est la première exposition de Doris Drescher à Dudelange. Celle qui représenta le Luxembourg à la biennale de Venise en 2001 avec Casa Mia, revient ici en force avec la même délicatesse, le même univers décalé et nostalgique, toute en discrétion. Elle ouvre son rez-de-chaussée, qui représente le monde extérieur, avec des extraits de journaux nous rappelant de manière frontale l’état désastreux de la terre, guerres, Charlie Hebdo, politiques culturelles catastrophiques... Une horloge sans cadran à côté, comme si on avait perdu les repères, flanquée d’une poupée en porcelaine démembrée et d’une petite assiette en porcelaine accrochée au mur. Un peu plus loin, une robe de mariée en dentelle toute fine sur un banc blanc. Des photos de mouchoirs accrochés sur un fil à linge, du sable fin évoquent le départ vers un ailleurs meilleur. Dans les escaliers qui mènent à l’étage, une chaussure abandonnée sur laquelle s’est accroché un fil blanc. Le premier étage est celui de l’intime, de son monde à elle, renfermé sur les souvenirs (encore une poupée et un ourson, son chat Matteo, des dessins en toute délicatesse, de petits objets en porcelaine et un film qui tourne en boucle où on la voit heureuse). Doris Drescher, « c’est l’infiniment grand injecté dans l’infiniment petit » avait écrit Jean-Michel Ribettes, et cela s’avère très juste ici.
Un peu plus loin, au centre d’art Nei Liicht, une artiste d’une autre génération (elle ne dit pas sa date de naissance) et d’un autre continent (elle est Taïwanaise), mettant en œuvre d’autres modes d’expression, plus pop, plus agressifs, plus clinquants, dit en fait la même chose : l’absurdité de l’existence et la futilité de notre quotidien – qui en fait aussi son universalité. Hsia-Fei Chang est très consciente du monde et des modes qui l’entourent : Lovelorn Eyes est une projection en boucle de 1 471 photos prises avec Instagram et qu’elle avait publiées en ligne sur sa page durant un an, entre octobre 2013 et octobre 2014. On y voit ses selfies, ses amis, ses proches, son entourage, la banalité du quotidien. Ailleurs, elle juxtapose des néons agressifs, comme des lignes de fuite, à des photos de paysages, les flanquant de textes qui pourraient être issus d’un journal intime.
Mais l’œuvre la puis poignante de l’exposition est celle qui a aussi donné son titre à l’exposition : Worst Day of My Whole Life. Ce cycle comporte deux néons, celui, éponyme, dans le hall central et I miss you so so much more than you could ever imagine and you will ALWAYS ALWAYS ALWAYS be my best friend, remembre that, un peu plus loin. Quelques feuilles imprimées en donnent la clé de lecture, et cela fait froid dans le dos. Il s’agit d’un fait divers réel : en juillet 2012, deux Américaines de seize ans (Shelia Eddy et Rachel Shoaf) tuent de sang froid, en la poignardant de cinquante coups de couteau, leur meilleure amie, Skylar Neese. Les néons sont des extraits du fil Twitter de Shelia Eddy, qui, deux jours après le meurtre, se plaint qu’elle ne peut pas dormir « à cause de ça ». Le corps ne sera retrouvé qu’en mars 2013, suite aux aveux de Rachel Shoaf, et Shelia Eddy trouve que c’est « la pire journée de toute ma vie » et que Skylar restera « toujours ma meilleure amie », le tweet étant accompagné de photos des deux « amies » ensemble. L’absence de valeurs morales, l’inconscience de la gravité de ses gestes – ou est-ce du cynisme ? – et cette obsession de cracher le vide qui l’habite au monde sont sidérants. Sa traduction artistique par Hsia-Fei Chang est un des meilleurs commentaires sur le génération Facebook qu’on ait pu voir récemment. Une génération si désorientée qu’elle crie son manque d’amour en tuant ce qui lui est le plus cher.