Au début, il y a une intention magnifique : David Brognon et Stéphanie Rollin, voulant pousser plus loin leur travail sur les marginaux et les lieux d’enfermement, partirent en début d’année sur l’île de Gorée, au large du Sénégal, pour en dessiner les contours à l’échelle un sur un. Île touristique aujourd’hui, ce bout de terre sous le soleil fut dès le XVIIe siècle le lieu de départ des bateaux de la traite d’esclaves d’Afrique noire vers les Amériques. Brognon & Rollin dessineraient ses contours sur des feuilles de 75 centimètres chacune et enverraient ces fragments, 3 064 exactement, à Bruxelles, à la galerie Albert Baronian, où ils seraient exposés sous scellés dans « un système d’archivage décidé par les artistes ». Soit une étagère en inox impeccable, objet froid et implacable qui n’est pas sans rappeler des travaux antérieurs des artistes, notamment leurs tables de consommation de drogues dures (You’re Lonely And I’m Lonely, 2013 ou L’haleine des statues, 2014). Soutenus par leur galeriste bruxellois, ils ont fait le voyage. Le résultat est exposé jusqu’à fin avril à Bruxelles. Et sur place, la déception est grande : entre l’intention, énorme, et les œuvres réalisées, il y a un abîme.
Œuvre centrale de l’exposition : cette étagère contenant les plus de 3 000 enveloppes affranchies sur l’île (Cosmographia [île de Gorée], 2015) : bel objet, elle est pourtant frustrante pour le spectateur. Car il n’y voit rien. Pas un seul dessin, pas même l’expéditeur, le timbre, une écriture... quelque chose. Conceptuelle donc, cette œuvre, on ne peut pas voir pour y croire – un peu comme la Merda d’artista de Piero Manzoni (1961). Peut-être qu’il faut avoir la foi du charbonnier pour l’appréhender.
Pour accompagner la sculpture et le travail sur place, un film éponyme de Stephen Korytko aka Steiv est projeté dans une salle adjacente, une version étendue en étant consultable sur Vimeo. Steiv, ancien de la boîte überbranchée Moast, a créé sa propre société de films en janvier 2014 et réalisé jusqu’ici avant tout des publicités et des clips vidéo pour des groupes de pop-rock luxembourgeois (dont certains, comme Get it de Say Yes Dog, très réussis). Le problème est qu’il utilise tous les gimmicks de la publicité et du clip pour une vidéo d’art exposée en galerie. Les filtres, les effets Instagram (sursaturation, craquelures, accélérés accidentés...) et même les effets sonores sont extrêmement agaçants et donnent un air complètement factice au film, une poésie qui sonne faux. David Brognon et Stéphanie Rollin y expliquent longuement leur travail sur place, « un travail de cinglé » comme dit David, une « tentative folle » de fixer le monde, de capter un moment éphémère, une ligne qui disparaît sans cesse.. On voit les artistes au soleil, face à la mer, installant parfois une table de dessin, se battre contre le vent... Mais ce méta-discours sur la supposée prise de risque de l’artiste (de se faire mouiller par une vague ? de glisser sur un caillou humide ?), son « sacrifice » a l’air d’autant plus indécent sur cette île, dont la pauvreté de la population et surtout son histoire coloniale, ne transparaissent que par bribes sur la version longue du film (douze minutes). Au final, on ne le perçoit que comme un film de vacances.
Restent les autres œuvres de l’exposition [i land], toutes réalisées pour l’occasion, et qui tournent autour de l’éternelle quête de poésie du quotidien de David Brognon & Stéphanie Rollin, la tentative de capter l’éphémère instant présent. Don’t worry at Dusk. I’m late est une installation composée d’un caisson lumineux fixé en hauteur et qui change constamment de couleur bleue, il y a 52 nuances différentes, flanquée de chaises de bistrot en différentes teintes de bleu elles aussi avec, par terre, des carrés de papier bleu, format post-it. Deux vidéos montrent des personnages tentant de marcher sous un nuage, une fois dans un contexte européen et une fois visiblement sur une île. Here’s a list of « now ! » I saved for you, une horloge qui tourne dans le mauvais sens mais change de direction lorsque le spectateur se trouve à la bonne distance, n’est pas sans rappeler 8m2 Loneliness (A130), une autre horloge réalisée il y a trois ans et qui s’arrête dès que la porte (d’une cellule de prison) se ferme. C’est un bel objet design, qui gagne en profondeur par les imperfections de sa boîte en aluminium.
Aidés par une bonne campagne de relations publiques d’une agence spécialisée, qui représente aussi de grands noms comme Adel Abedessemed, Christian Boltanski, Claude Lévêque, Douglas Gordon ou Rodney Graham, David Brognon et Stéphanie Rollin ont profité d’une excellente presse avant même le vernissage, dont une citation dans un article d’une double page dans Le Monde du samedi 14 mars, intitulé « L’île, utopie créatrice », dans lequel la critique Roxana Azimi les nomme aux côtés de Mathieu Briand, Pierre Huyghe, Thomas Hirschhorn ou Maurizio Cattelan. Comme une revanche sur le fait que ce « jeune tandem franco-belge » (selon la formule désormais consacrée, le Luxembourg ayant été rayé de leur CV) n’a pas été retenu par le jury pour représenter le grand-duché à la biennale d’art de Venise cette année.