À la manière d’un son que l’on ne peut contrôler et qui se déploie dans l’espace, l’œuvre de l’artiste luxembourgeoise Catherine Lorent a fait un passage dans la ville de Luxembourg. Cela s’est fait par hasard : les trois propositions lui ont été faites de manière presque simultanée et elle les a coordonnées. L’idée est d’abord venue du Mudam, puis de Neimënster et ensuite de la galerie Krome, qui a saisi l’occasion pour présenter également des travaux de l’artiste – notamment certains qu’elle avait montrés à la Biennale de Venise en 2013. Hasard qui ressemble à la démarche protéiforme de l’artiste, aux agencements qu’elle fait entre des éléments esthétiques divers ; mais aussi à la sensation de voyage – à la fois douce et sauvage – que transmet son œuvre. Sa pratique artistique associe en effet peinture, dessin, sculpture, performance, musique et mise en scène dans des installations visuelles et sonores aux connotations multiples.
Challenge Il faut s’accrocher pour suivre l’artiste dans ses cheminements, car elle aime la complexité. En atteste la pléthore de références et d’éléments cachés comme des codes dans ses œuvres. On se sent parfois face à une recherche en train de se réaliser au moment où on la découvre, parfois aussi face à une démarche qui n’est pas aboutie. Mais, comme si elle le savait, Catherine Lorent sublime la question de la finitude par celle du sacré.
Religion Des éléments religieux inspirent l’artiste : le baroque, l’ambivalence, l’éternité puis l’enfer. On imagine, en raison de l’esthétique metal de son travail, une rage contre l’Église : « Non, me dit-elle, le blackmetal, c’est une croyance aussi. Dans notre groupe Gran Horno, nous sommes critiques. On n’a évidemment pas envie de brûler des églises comme en Norvège. On peut se déguiser tout comme jouer dans sa robe de chambre. Ce qui compte c’est la recherche sonore, pas l’apparence ».
Théâtralité Catherine Lorent met en scène ses propositions, avec pathos, ironie et certains éléments ludiques. Tout ce qui constitue l’esthétique baroque – l’exubérance, les compositions denses, la pluridimensionnalité et l’association de matériaux divers – décrit assez bien son travail.
Échanges interculturels Au Luxembourg c’est probablement ce que nous connaissons le mieux. L’artiste a baigné dans cette ambiance qui l’a marquée et qu’elle a recherchée ensuite dans sa vie d’adulte. En voyageant pendant six mois en bus, en Grèce et en Turquie il y a quelques années par exemple. Ou en vivant à Berlin où les échanges avec les immigrés turcs font partie de son quotidien. D’où Doom (Dedicatio Orientis Occidentis Musicae), une dédicace à la musique de l’Orient et de l’Occident (présentée au Mudam du 11 au 23 février).
Vieille Europe On sent une l’ironie dans les symboles. Les Léviathans, certains desquels on peut voir à Neimënster dégoulinent de ce confort fragile que l’artiste dénonce et que l’actualité confirme. Elle le fait avec humour, par exemple avec ce géant nu qui, dans un embarras évident, marche sur un fil – le drapeau allemand – avec des poids accrochés à ses poignets : la peinture s’appelle Let’s dance.
Reste tout de même le fonds culturel commun, qu’elle apprécie et met à l’honneur en utilisant ses « formules magiques » : le latin. « Ce n’est pas pour la frime, précise-t-elle, c’est pour la sonorité » qu’elle aime dans cette langue qui ne se parle pas. Ces mots bizarres, somptueux et énigmatiques, sonnent effectivement comme des vérités éternelles et confèrent à sa démarche une dimension historique – sa source. Pas étonnant, car elle a fait une thèse en histoire de l’art. Les références dans son travail y sont très nombreuses : la trinité, le chiffre cinq, le jardin français, les codes et les significations sous-jacentes réservées aux spécialistes, l’ironie par rapport aux débats concernant les valeurs esthétiques et qui sont – malgré tout – toujours actuels. Il faut connaître le baroque et ses polémiques – esthétiques et sociales – pour comprendre les enjeux entre masculinité et féminité dans ses dessins, les interversions des rôles dans sa peinture et les « éléments de conspiration » auxquels elle se réfère depuis des années et dont on peut voir une grande peinture revêtir le sol de la cour intérieure de Neimënster.
Interférences La musique c’est l’invisible dont les fréquences se heurtent à l’espace qu’elles traversent parfois, selon leur puissance. Le son chez Catherine Lorent, celui de ses performances est un peu dur, un peu brutal et malgré tout mélodieux. Il y a la musique classique qui s’insère dans le rock – ou l’inverse. Une caricature douce du côté prolétarien du metal et du côté bourgeois de la musique classique. Les guitares Gibson, son fétiche, coexistent ainsi avec d’autres instruments et avec ses peintures. Toujours avec des artistes invités : d’autres musiciens pour ses performances et les spectateurs de ses expositions pour ses installations.
Faut-il être rock, metal, ou amateur de musique classique pour comprendre sa démarche ? « Non, le son peut intéresser tout le monde, il n’est pas exclusif puisqu’il est partout ». Chaque visiteur, déclenche ainsi « quelque chose » dès son passage devant les guitares de l’artiste. Cela se fait à travers l’usage d’un Ebow – un archet électromagnétique habituellement utilisé sur les guitares électriques. L’on se retrouve donc, de manière inattendue, et tout simplement du fait de notre présence corporelle, dans une sorte de communion avec l’instrument. Les fréquences sonores étant caractérisées par leur déploiement chaotique dans toutes les directions, cela expliquerait peut-être l’intérêt de l’artiste pour les séismes. Séismes étant aussi le titre de ses dessins flottants qui représentent des guitares imaginaires en situation d’orage et bougent selon les vibrations. Romantisme aussi de l’incontrôlable nature que l’artiste se plaît à opposer à la notion de culture.
La mer et le chaos La navigation, cela est évident, fait partie de la vie de l’artiste – comme idée et comme passe-temps. Cet infini de la mer, cette sensation du chemin qui se fait en se faisant est tout à fait perceptible dans son œuvre. Nous avons parfois la sensation que la boussole s’est déréglée, que nous partons dans trop de directions et vers trop de références. Un « trop plein » qui éclate avec la musique, heureusement. Un trop plein, aussi, qui fait partie de la vie et que l’art ne peut pas ne pas refléter.