Franz Erhard Walther fait partie des pionniers de l’art interactif. À la fin des années 1950, alors que bon nombre d’artistes commencent à explorer des méthodes d’expression artistique autres que la peinture et la sculpture, il met en question le statut de l’œuvre d’art et du créateur. Dès 1962, sa théorie sur la dimension infinie de toute production artistique souligne qu’une œuvre n’est pas achevée par le seul acte créateur d’un artiste, mais peut être utilisée et ainsi modifiée par le public. Le Mudam lui consacre actuellement une exposition dans les deux espaces situés au premier étage : Franz Erhard Walther. Architektur mit weichem Kern.
Au cours de ses études en arts, Franz Erhard Walther (né en 1939 à Fulda) tourne son attention vers les qualités matérielles, les possibilités de pliage et de stockage du papier plutôt que de se consacrer à l’élaboration d’une peinture. Il commence alors à se servir du tissu en tant que matériau lui permettant de donner forme à ses idées, un matériau qui restera essentiel pour lui jusqu’à aujourd’hui. C’est en 1966 à Aix-la-Chapelle qu’il expose une première série de 25 éléments en tissu utilisables par le spectateur. Trois années plus tard, il exhibe à New York, où il vit à l’époque, son œuvre centrale, dénommée 1. Werksatz, composée de 58 pièces d’action, c’est-à-dire de toiles cousues de façon à ce qu’elles deviennent « portables » par un être humain.
Une sélection de dessins préparatoires au 1. Werksatz se trouve aujourd’hui dans la collection du Mudam et fait partie de l’exposition actuelle (58 Werkzeichnungen, 1963–72). Ces dessins ont été effectués recto-verso ; certains comportent également de l’écriture, renvoyant à l’importance de la théorie et de la pensée pour Franz Erhard Walther. L’accrochage des dessins – en deux rangées, les cadres étant fixés perpendiculairement au mur, afin qu’on puisse voir les deux côtés du papier – fait écho à la structuration nette de l’espace que l’artiste opère généralement avec ses œuvres en étoffe.
Les éléments et formes en coton que Walther a créés tout au long des 55 dernières années peuvent de prime abord paraître minimalistes. De plus, les couleurs du tissu sont limitées au nombre de 20, variant de la couleur naturelle du coton à des tons plus chauds, comme le rouge, mais harmonisant toujours avec l’ensemble. En parcourant l’exposition au Mudam, d’aucuns se rappelleront les œuvres en feutre de Robert Morris, qui sont accrochées au mur et engendrent de lourds plis. Si Morris s’est intéressé lui aussi à l’élasticité du tissu et à l’action de la force de gravité sur l’étoffe, ses œuvres se distinguent de celles de Walther par le fait qu’elles n’invitent pas le spectateur à l’interaction. Les formes conçues par Walther se veulent plus complexes. Leur aspect change à travers le temps étant donné que les spectateurs peuvent les toucher et vêtir lors des actions. Grâce à leur flexibilité, les œuvres de Walther défient donc le statut de la sculpture immobile.
La pièce Raumformen (1971–73), par exemple, est constituée de vingt éléments dépliables en tissu mauve. L’un de ces éléments est posé au sol, alors que les autres sont pliés et adossés au mur. L’élément déplié est représentatif pour les 19 autres, qui, tout comme le reste des œuvres, ne peuvent plus être manipulés par le public pour des raisons de conservation. Selon la position qu’on prend face à la forme dépliée, la vue qu’on porte sur l’espace change aussi. Dans cette œuvre, la proximité entre la manipulation du coton et celle du papier (pliage, maniabilité et empilage) transcende clairement. À travers les formes, Walther ne propose pas seulement une expérience plus intense de l’espace. Il attire aussi l’attention sur l’origine de l’œuvre et sur son statut. Si ce qu’on voit dans l’espace peut être autant une image, une sculpture ou un relief, l’œuvre se situe également dans la tête de Walther et de celui qui la regarde, voire l’active.
Franz Erhard Walther investit également de manière très subtile le couloir séparant les deux salles du premier étage du musée. Tout au long de cet espace long et étroit, il a accroché des toiles de différentes couleurs montées sur des cadres en bois de tailles différentes. Ces rectangles posés l’un à côté, ou en-dessous de l’autre, insinuent une variation musicale avec différentes tonalités. Dans la seconde salle, on retrouve quelques-unes des impressionnantes « Wandformationen » (formations murales) qui tissent un rapport étroit avec l’architecture de par leur grande dimension. Pour la « reconstruction » de son atelier situé alors à Hambourg (Raumabnahme BLAU (Hamburger Raum), 1997–98), Walther a cousu d’amples morceaux de tissu bleu de façon à ce qu’ils représentent des murs, sur lesquels on peut distinguer une porte et des fenêtres. Il en est de même pour la formation murale Statt einer Rede (1981), qui est subdivisée en quatre compartiments violets, le tout mesurant huit mètres sur 3,6, avec, à certains endroits, une épaisseur de 94 centimètres. L’idée originale de ces formations prévoyait que l’individu peut se tenir devant, dans ou au seuil de l’ensemble. Il se situera ainsi dans une architecture (en coton) au sein d’une autre architecture (qui est celle du musée).
S’il n’est aujourd’hui plus possible aux spectateurs d’utiliser ou d’activer les formes et formations murales de Franz Erhard Walther, il leur est toutefois permis de se positionner face à ou de se tenir sous certaines des pièces exposées. La qualité matérielle du coton et les plis des volumineux morceaux de tissu permettent aussi une expérience tactile par le seul regard. Les formations murales sont accompagnées d’une série de dessins, révélant d’une part les pensées de Franz Erhard Walther – on y retrouve des phrases écrites comme « Die Ruhe der Form – Das Geräusch der Sprache » (le silence de la forme – le bruit de la parole) – et, de l’autre côté, les différentes modalités selon lesquelles les œuvres de Walther peuvent être manipulées et portées.
Dans la conception de Franz Erhard Walther, une œuvre d’art physique, telle qu’on peut la voir accrochée à un mur ou posée au sol, n’est qu’un fragment. Le spectateur ou plutôt l’activateur constitue le second fragment de la composition globale de l’œuvre. D’une façon similaire, les espaces au Mudam ont été occupés par Walther de manière à ce qu’ils forment un ensemble cohérent. L’architecture d’Ieoh Ming Pei fut une fois de plus un défi relevé par les artistes et entre parfaitement en dialogue avec les œuvres de Walther. Les éléments et formations murales confèrent au lieu une atmosphère particulièrement chaude, contrastant avec l’ambiance propre d’un musée. L’artiste présentera son œuvre lors d’une conférence au Mudam le dimanche 31 mai 2015, une occasion à ne pas rater.