Clervaux - Cité de l’Image, expose sous un titre général différent chaque année des artistes photographes. Les visiteurs venus pour visiter la Family of Man et les touristes qui découvrent un peu par hasard la donation d’Edward Steichen à l’État luxembourgeois, gérée par le Centre National de l’Audiovisuel (CNA) dans le château, sont surpris en sortant de la cour. Il y a encore des photographies à voir ! Ce sont six petits ensembles d’images contemporaines, réparties dans l’espace public de la petite ville de Clervaux.
Cette année, le titre général est Sortir du moule, épouser les formes et sied parfaitement à ce moment du printemps où les photos de Santeri Tuori (finlandais, né en 1970), des paysages et des ciels raccords exposés depuis six mois dans l’environnement paisible, sont remplacés par de drôles de bêtes : des monstres, créatures semi-naturelles mi-artificielles créées par les algorithmes du photographe français Jean-Christian Bourcart (né en 1960). Imanaho et ses animaux totémiques à la fois venus du fond des âges et nés de l’intelligence artificielle d’aujourd’hui, émergent du petit jardin de buis. Cet étrange bestiaire contraste avec l’ordre et les broderies à la française du jardin, « Bra’Haus I », au pied du château chaulé de blanc.
La Family of Man compte 503 photographies, de 273 auteurs de 68 pays. On rappellera brièvement que c’est une ode à la fraternité voulue par Steichen quand il dirigeait le département photographique du Museum of Modern art à New York dans les années 1950 au début de la Guerre Froide. Les six petites expositions de Clervaux - Cité de l’Image ne comptent qu’entre trente et quarante images. Elles explorent notre monde contemporain. Celles d’une photographe française encore, Yohanne Lamoulère (née en 1980), occupent le deuxième jardin, au pied de la montée du château au « Bra’haus II », (l’ancienne brasserie). Dans le nord du Luxembourg, voici la périphérie « chaude » de Marseille et ses habitants venus souvent de loin. Yoahanne Lamoulère elle-même est née aux Comores en 1980. Qui ici, aurait l’idée, comme la jeune femme sur cette photo, d’inviter à un thé sur une table joliment dressée dans un terrain vague sur fond de HLM ?
On a donné rendez-vous à Annick Meyer, la directrice artistique de l’asbl Clervaux - Cité de l’Image sur la place du marché. Elle nous raconte qu’avant 2008, il y avait Les Jardins à suivre, issus de la volonté du Parc naturel de l’Our et de la commune de mieux faire connaître le territoire de Clervaux qui couvre le plus grand espace naturel du pays. Des bénévoles, des élus locaux et deux spécialistes de la photographie, Anke Reitz et Marguy Conzemius du CNA s’en occupaient. Annick Meyer est diplômée de la Donauuniversität de Krems, l’association est financée par la commune de Clervaux et le ministère de l’Agriculture. Clervaux - Cité de l’Image compte une série sur le paysage rural d’Andrès Lejona, Chistoph Weber, Yvon Lambert. Quand on demande à Annick Meyer pourquoi un seul, On vacation d’Yvon Lambert est paru sous forme d’ouvrage papier (2014), elle répond que c’est par manque de moyens financiers. Les autres reportages sont à voir dans la collection digitale sur le site en ligne.
Le parcours des expositions actuelles est expliqué sur un petit dépliant en papier fort, avec une courte explication du projet photo et la biographie des artistes. Mais le travail d’Annick Meyer ne s’arrête pas là. On est ébahie par les périodiques édité au printemps 2021 (n°8) et hiver 2021 (n°9), au format A5 qu’elle nous montre. Ces publications au contenu, illustrations, mise en pages et textes parfaits, sont certes déposés dans les lieux culturels du Grand-Duché, mais à dose homéopathique. La majorité des 4 000 exemplaires sont distribués gratuitement aux habitants de Clervaux. Cette modestie laisse pantois à l’époque de la médiatisation agressive. L’asbl a elle-même pour seule vitrine, parmi les autres dépliants touristiques, l’office du tourisme, sur la Place du Marché et une minuscule boîte bricolée, au pied de « L’échappée belle », qui constitue la suite du parcours Sortir du moule, épouser les formes, au pied de la colline qui porte le château et contient le dépliant sur l’exposition à l’air libre en cours.
Certes, on a pu voir à Luxembourg-ville au Ratskeller en 2021 (un mauvais moment, Covid aidant), le projet photographique Mateneen (financé par l’Œuvre nationale de secours Grande-Duchesse Charlotte), des photographies qui prônent le vivre ensemble. Cette quasi invisibilité nous paraît d’autant plus aberrante que voici un projet que l’on ne verra pas au Luxembourg. Le travail du photographe Raoul Ries, (luxembourgeois, né en 1968 qui vit à Londres) lauréat de la résidence d’artiste à Sedan, en 2021, a été montré à la biennale « Urbi & Orbi » de la ville des Ardennes françaises. Jusqu’aux limites de la ville – tomber les murs. C’est à voir dans le journal n° 8. Un régal pour les amateurs de photographie d’architecture. En guise de pendant, on pouvait voir également à Sedan, la carte blanche, Clervaux, État des Lieux, État d’un Lieu, dans l’espace public, le travail du photographe Christian Aschman (1966), issu de la résidence jumelle à Clervaux.
Les photographies de Raoul Ries sont d’une urbanité totale, à l’opposé de la ruralité encore si présente à Clervaux, comme le démontre, toujours à voir dans le journal n° 8 paru au printemps 2021, la revalorisation du parc à gibier, photographié par le dudelangeois Mike Zenari, accompagné d’un entretien avec Marc Schoellen, historien des paysages, parcs et jardins historiques, « le » spécialiste luxembourgeois en la matière. « L’échappée belle » donc, constitue la suite du parcours Sortir du moule, épouser les formes, au pied de la colline qui porte le château. Certes, les photos d’Arno Rafael Minkkinen (finlandais, né en 1945) sont les plus illustratives de la thématique « épouser les formes », mais ces auto-portraits du corps de l’artiste en symbiose avec le paysage frôlent le mimétisme, c’est si littéral...
Le formalisme est aussi le thème des photographies de Brooke Didonato (américaine, née en 1990) dans les niches du mur de soutènement des « Arcades II » dans la montée de l’église, en accord avec l’architecture néo-romane de l’édifice religieux. C’est le cadre parfait de cette série au titre lui-même à contre-sens des images. As usual, c’est une jeune femme accroupie à l’envers dans un fauteuil vert, vêtue d’un manteau du même vert mais porté boutonné à l’endroit… dans le dos, une jeune femme pliée en arrière dans une palmeraie, dont on ne sait si le feuillage est sa queue de cheval ou si c’est l’arbre qui la tire elle en arrière, l’usage imaginatif d’un canapé pour dormir à deux, c’est-à-dire l’un sur l’autre, avec le sommier pour l’un et l’assise en guise de matelas pour l’autre. Hilarant, narratif, et humour subversif vont comme un gant à cet imaginaire de l‘absurde
On quitte le calme du haut de Clervaux (ce n’est qu’à la mi-mai que sera installée une série d’un photographe pas encore choisi pour le « Jardin de Lélise » derrière l’église paroissiale), pour la Grand-Rue. Les arcades d’un mur de soutènement ici aussi jouent à l’encadrement pour les photographies de l’allemande Nina Röder (1983). La Grand-Rue de Clervaux est à la fois l’artère la plus vide et la plus remplie de la petite ville. Vide, au sens où les commerces traditionnels qui bénéficiaient autrefois du passage des automobiles ont fermé les uns après les autres, désertés par les clients motorisés mais des voitures se garent néanmoins encore des deux côtés le long des trottoirs… Si, comme le conseil municipal l’avait envisagé un moment, les voitures étaient interdites de stationnement, les photographies se retrouveraient dans un espace stérile.
Car on a frôlé les capots sur l’étroit trottoir, on a zigzagé entre les autos, on a traversé la rue pour rejoindre le trottoir d’en face et avoir une vue de l’ensemble. L’environnement, l’attitude sont familiers mais quelque chose dérape dans les scènes imaginées par Nina Röder, Champagner im Keller, wenn du gehen musst willst du doch auch bleiben : ainsi de la dame au napperon en dentelle sur la tête tenant deux pigeons. On pense tout de suite que la broderie est faite de la fiente des oiseaux. Il y a une autre dame derrière le rideau de sa fenêtre mais la pièce est murée par la roche et puis, voici la dame bien sous tous rapports, aux faux-seins en abat-jour. Après, on est retournée à la gare pour rentrer en train. Clervaux est à une heure et huit minutes de Luxembourg.