Les flots d’eau, le mur de la frontière, l’appareil de Zoe Leonard explorant les deux rives et saisissant le temps qui passe
L’image est très connue, de Kikito, enfant mexicain mué en géant s’agrippant au mur initié par Bush et poursuivi par Trump, le regard fixé sur l’autre côté de la frontière. Nous sommes à la limite du Mexique et des États-Unis, précisément à Tecate, avec cette photographie de l’artiste français JR, véritable défi à une politique de séparation, de ségrégation. Nous sommes à l’ouest, partons plus à l’est, où la frontière sur quelque 2 000 kilomètres est faite par le Rio Grande (ou Rio Bravo), des villes qui se font face d’El Paso et de Ciudad Juarez au Golfe du Mexique. Un long parcours, comme fait pour la conception documentaire de la photographie de l’artiste américaine Zoe Leonard. Un projet commencé en 2016, sur un total de 500 photos, toutes analogiques, quelque 300 tirages sont aujourd’hui exposés au Mudam : Al rio/ To the River.
Zoe Leonard procède tout autrement que JR. Chez elle, nul moment privilégié, ou décisif ; on chercherait même en vain le punctum, « ce qui me point », cher à Roland Barthes. Pas question, a fortiori, de photographie-performance. Dans les salles du Mudam, les tirages s’alignent, des rangées qui n’en finissent pas, d’un espace à l’autre, oui, le rapprochement s’impose de suite, de séquences, de successions, de bandes. Tout cela très rigoureusement structuré, en différentes parties, dont un prologue et une coda. Le prologue, rien que les masses d’eau qui s’écoulent, les flux avec les vagues et les creux qu’ils font, l’écume des flots. Au bout, dans la coda, passage au numérique des caméras de surveillance, des gens dans un corridor de gare, d’aéroport. Entre les deux, ce voyage au long d’une frontière, cette exploration des deux rives, ça demande une grande attention au visiteur (on y reviendra), pour un rapprochement musical, à un moment de cette symphonie d’une austère richesse, comme un scherzo, seul recours à la couleur, pour une végétation luxuriante.
Entretemps, avec son appareil tenu à la main, Zoe Leonard fait découvrir l’environnement naturel, les lieux, les paysages très changeants, celui qui a été façonné par l’homme pour son espace de vie. Car comme toujours ce fleuve-là encore est voué à la circulation, des marchandises, d’où des routes, des ponts, d’autres constructions, des hommes, d’où des postes de contrôle, de surveillance, les murs, les miradors, les barbelés. De quoi être étonné de constater quand même une grande perméabilité de la frontière, les brèches, pour le commerce, ce qui n’empêche pas la présence des hommes de la Border Patrol. Ils font la chasse, non pas aux chiens errants, mais aux wetbacks, aux espaldas mojadas, ceux qui ont le dos mouillé en traversant le fleuve. Zoe Leonard ne les évite pas, n’ayant rien à cacher, tant de choses à montrer, leurs regards se croisent des fois, du moins celui des garde-frontières avec la caméra.
Il vient s’y ajouter, se superposer un autre regard, un troisième, celui du visiteur, le nôtre. À lui de fouiller les différentes images, de s’y attarder, avant de poursuivre et de confronter les photographies. De la sorte se révèlent alors, là où les photos se font suite, comme des pages ou des chapitres d’un grandiose roman-photo (de la meilleure espèce) du Rio Grande. Et d’un coup peut-être qu’un nouveau sujet se manifeste plus fortement dans la photographie de Zoe Leonard, le temps (c’était inévitable avec un fleuve et l’eau qui s’écoule). À nous de plonger dans ces deux flux, la photographie de Zoe Leonard invitant à un exercice apparenté à celui que nous propose Proust dans sa recherche littéraire. Les voies ou les moyens sont différents, bien sûr, notre effort et notre récompense sont identiques, parlons alors à juste titre d’art participatif.
On a connu Zoe Leonard plus directe, avec des actions en coup de poing. C’était à la documenta 9, en 1992, qui a fait le premier succès de l’artiste américaine en Europe. Dans la Neue Galerie, où elle avait fait décrocher tels portraits d’hommes pour les remplacer par des photos en noir et blanc de vulves de ses amies. Elle était de retour à Kassel, en 2007, à la documenta 12, de Roger M. Buergel, avec son projet Analogue, échelonné lui aussi sur plusieurs années ; il avait pour point de départ des devantures de boutiques de New York, leur disparition pour cause de gentrification, leur remplacement par des filiales de grandes chaînes. Le temps déjà, tel qu’il révèle les tensions du monde, les déplacements, les migrations ; sur les bords du Rio Grande, un autre clash, regardons de près les photographies d’Al rio/ To the River, cet art est révélateur à tous points de vue.