Et à son image, Filip Markiewicz conçoit son art et façonne une exposition multiforme

Le monde comme music-hall

d'Lëtzebuerger Land vom 11.03.2022

Au fil des siècles, des textes des uns et des autres, les comparaisons n’ont pas manqué pour le monde et la vie qui lui est si étroitement liée. Celle-ci paraît un songe, lui un théâtre, et pour Shakespeare, dans As You Like It, à l’acte deux, y passent alors les sept âges de l’homme. Elle est en néon, modernité oblige, la citation élisabéthaine, élargie par Oscar Wilde, dont on peut dire qu’elle accueille le visiteur de l’exposition de Filip Markiewicz à la Konschthal Esch : All the world’s a stage, but the play is badly cast. Reste à savoir si la distribution et l’interprétation sont seules en cause, ou plutôt invoquer le scénario.

Vous l’avez remarqué sans doute, toutes les métaphores en question remontent aussi à Héraclite, sa baignade impossible à répéter dans le même fleuve. L’exposition de Filip Markiewicz tient de la même fluidité, de la même fascination ou obsession du changement. D’où le rapprochement dans notre titre avec le music-hall, le lieu qu’on appelle de la sorte (et auquel s’apparente une Konschthal rénovée, dans cette exposition interdisciplinaire), le(s) spectacle(s) qu’on y donne, on les dira de variétés (dans le meilleur sens), et plus que jamais colorés, les toiles ou images digitales étant étincelantes de couleur, les bronzes polis non moins rutilants.

C’est la première chose qui frappe le visiteur, habitué aux dessins en noir et blanc de Filip Markiewicz. Pas moyen quand même de passer à côté de la bienvenue sur image du radeau de la Méduse, une sorte d’avertissement, il ne faut pas se laisser prendre à l’attrait, au charme des couleurs, ça bascule, sous le regard de l’artiste, sous le nôtre, les deux se font vite grinçants. Comme si un autre attribut venait se superposer à la vie, au monde, tout est illusion, voire mensonge.

Voilà dès lors qu’on amorce une autre visite de l’exposition, et le lieu de muer en palais des illusions, avec toujours cette même dichotomie propre aussi aux miroirs, effets d’optique et perspectives changeantes : séduite et charmer, peut-être seulement amuser, en même temps cependant désorienter, interpeller. Peintures, dessins, vidéos, sculptures même, on l’a vu, Filip Markiewicz a tous les tours plastiques dans son sac, y compris bien sûr la musique, le titre de l’exposition : Instant Comedy, est tiré d’une des chansons du dernier vinyle de Raftside, projet fondé dès 1999, dont le refrain s’avère quasiment programmatique : the poem is liquid.

Le visiteur aurait tort de ne suivre que cette exhortation au passage, à la vitesse. C’est bien une des caractéristiques de notre temps, et Filip Markiewicz la saisit à pleines mains, puisant, empruntant à gauche et à droite, des classiques, de l’histoire de l’art ou autres, aux icônes de la culture pop, ailleurs allant de Romy Schneider à Houellebecq, et l’on s’essoufflerait vite à vouloir le suivre dans ses courses effrénées. Mieux vaut s’arrêter, décaper pour ainsi dire le vernis, mettre soi-même de l’ordre dans la polysémie proposée ou offerte.

Retour à Shakespeare comme exemple, en sachant que c’est le propre des grands classiques justement qu’ils font écho ou qu’on leur fait faire écho à tout autre moment de l’histoire. Filip Markiewicz, au rez-de-chaussée, un peu comme dans une caverne, nous confronte avec les images d’une vidéo performance autour de la préparation de son Euro Hamlet, produit pour le Festival Lausitz. Une mise en abyme d’où il faut savoir se sortir. Ailleurs, image et texte fonctionnent parallèlement, se juxtaposent, se superposent : le portrait de Robert de Niro, dans Taxi Driver, avec par-dessus le tag VOLK, le mot allemand si volontiers employé, qui est en rose, qu’on nous dit adoucir les mœurs, calmer les comportements agressifs et hostiles (quelle chance s’il suffisait de mettre du rose sur les chars, sur les villes bombardées). L’image, telle quelle, tient du rébus, il ne faudrait pas qu’il tourne à l’abus, à l’énigme.

Bien sûr, les bronzes polis saisissent notre regard, par une explosion brillante des mouvements, leur accaparation de l’espace, à la façon de derviches tourneurs démultipliés, déchiquetés. Mais on en prend toute la mesure seulement en les mettant en rapport avec L’Homme en mouvement, de 1913, du futuriste italien Boccioni. C’est alors, et il en va de même à d’autres moments de la visite, que le jeu (de piste) auquel invite avec talent et pas mal d’astuce Filip Markiewicz, prend toute sa signification face à la scène du monde.

Instant Comedy, exposition de Filip Markiewicz à la Konschthal Esch, ouverte jusqu’au 22 mai. Pour le riche programme-cadre, il faut consulter konschthal.lu.
On signalera particulièrement deux manifestations, la projection du film de Clouzot, L’Enfer, le 2 avril, ainsi que le concert de Raftside, le 21 mai

Lucien Kayser
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