Il y a déjà belle lurette que le rapide qui quitte la gare de Bruxelles-Midi à 7h33 pour arriver à Luxembourg à 10h50 ne mérite plus son nom de « train des coupons », et que les halls des banques du boulevard Royal n’abritent plus de guichets poste restante ni de broyeurs à documents. Mais jusqu’à une date récente, les Belges trouvaient toujours au Grand-Duché ce qu’ils venaient y chercher depuis des décennies : la discrétion. Avec l’échange automatique d’informations, elle sera à mettre définitivement aux oubliettes, d’où l’important reflux constaté dès 2014, souvent encouragé par des banques trop heureuses de se débarrasser d’une masse de petits clients réputés non rentables.
Pour autant, il n’est pas question de laisser tomber une clientèle qui, pour des raisons de proximité géographique, culturelle et économique, a été traditionnellement au cœur du fonds de commerce des banques établies à Luxembourg. Mais, même si une partie est restée (lire encadré) il faut désormais aller la chercher là où elle est, c’est-à-dire en Belgique même, ce qui revient à se demander ce que le Luxembourg peut encore apporter, et comment, aux personnes fortunées du pays voisin.
De l’avis unanime, les contrats d’assurance-vie constituent le fer de lance de la place financière vis-à-vis de la clientèle non-résidente, pas seulement belge. Les chiffres ne laissent aucun doute à ce sujet : selon le Commissariat aux Assurances, en 2013 (dernières données disponibles) sur un total de 19,8 milliards de cotisations d’assurance-vie encaissées, 94 pour cent proviennent de souscripteurs étrangers. Les avantages des contrats luxembourgeois sont connus : sécurité renforcée, neutralité fiscale, flexibilité et surtout « univers d’investissement » (en termes de produits et de sociétés de gestion) allant en s’élargissant plus le montant souscrit augmente, ce qui explique leur énorme succès.
Les assureurs-vie luxembourgeois font du marché belge une priorité stratégique pour plusieurs raisons. La Belgique a toujours représenté leur premier ou leur deuxième marché, en rivalité avec la France (six fois plus peuplée) avec environ un cinquième des primes, et jusqu’à plus du tiers en 2010. Ce pays pesait en 2012 près de 27 pour cent des encours totaux.Malgré cela il y existe une importante marge de progression, surtout auprès de la clientèle aisée, cible d’autant plus privilégiée par les assureurs luxembourgeois qu’ils n’y craignent guère la concurrence d’acteurs locaux. À son intention, l’assurance-vie y est fréquemment désignée sous le terme « d’assurance-placements », une expression qui permet de mettre davantage l’accent sur la dimension patrimoniale (investissement et transmission) plutôt que sur l’aspect prévoyance de la formule, devenue selon l’expert Paul Van Eesbeeck, co-auteur d’un ouvrage récent sur le sujet, « le couteau suisse de la gestion financière, fiscale et successorale ».
Même si pour les Belges, les incitations fiscales à investir en assurance-vie ne sont pas aussi importantes qu’en France (où elle représente près de quarante pour cent du patrimoine financier des ménages) elles ne sont pas négligeables. Ainsi, sur la partie investie en fonds (dite « branche 23 ») il n’y a pas de précompte mobilier de 25 pour cent, de taxe sur les plus-values ou sur les opérations de bourse, ni d’impôt au moment de la sortie du contrat, et les droits de succession sont réduits.
Du coup, les résidents fiscaux en Belgique (parmi lesquels de nombreux Français) sont de plus en plus intéressés par cette formule, de sorte que, comme le note Marc Fondu, fondateur et dirigeant de l’important cabinet indépendant Patrimonia, à Waterloo, ils ont transféré pour plus de 25 milliards d’euros de leur épargne sur des contrats d’assurance-vie belges et luxembourgeois en 2012, et près de 19 milliards en 2013.
Pour les assureurs du Grand-Duché, indépendamment des atouts propres aux contrats luxembourgeois, la pénétration du marché belge est facilitée par les vastes possibilités de distribution de leurs produits. Opérant principalement sous le régime de la Libre Prestation de Services, ils peuvent s’appuyer sur un réseau de courtiers parmi les plus denses du monde, la FSMA, l’organisme régulateur, affichant une impressionnante liste de quelque 14 750 intermédiaires en assurance. Selon le quotidien L’Écho seuls 3 500 auraient une activité significative en assurance-vie, ce qui reste considérable par rapport aux réseaux bancaires.
Mais leurs clients ne sont pas aussi fortunés. En conséquence, comme le révèle une étude publiée par l’union professionnelle Assuralia en février 2015 les courtiers classiques avaient en 2013 une part de marché de 34,5 pour cent pour les contrats individuels contre 56,5 pour cent aux « bancassureurs », qui collectent même 70 pour cent des primes en « branche 23 », contre 28 pour cent aux courtiers. Plusieurs compagnies luxembourgeoises comme Cardif Lux Vie (BNP Paribas), Cali Europe (Crédit Agricole) ou ING Life Luxembourg ont également l’avantage, grâce à leur appartenance à des groupes bancaires importants, de pouvoir distribuer leurs produits aux guichets d’un réseau belge parfois très dense (800 agences pour BNP Paribas Fortis). Et, s’agissant de « contrats haut-de-gamme » la quarantaine de sociétés de gestion de portefeuille et les family-offices sont autant d’opportunités supplémentaires d’atteindre une clientèle fortunée.
Une stratégie qui ne va pas toutefois sans difficultés. Le marché belge, comme d’ailleurs le marché français, est très sensible à la fiscalité. Le seul passage de la taxe sur les contrats de 1,1 à 2 pour cent le premier janvier 2013, a fait plonger le total des primes collectées localement en assurance-vie de près du quart, et celles de la « branche 23 » de 45 pour cent Au Luxembourg, où, en plus, les exigences de régularisation fiscale dans l’assurance-vie ont été renforcées, les primes en provenance de Belgique ont chuté de quarante pour cent !
On peut également se demander si le « produit-phare » est bien adapté au marché. Les contrats d’assurance-vie luxembourgeois sont réputés donner leur pleine mesure pour des mises de 250 000 euros minimum. C’est en effet à partir de ce montant que le client a accès à des « fonds internes dédiés ». Une compagnie comme Foyer International, où ils représentent 95 pour cent de la collecte, s’en est fait une spécialité. Toutefois, ce montant paraît en déphasage avec, par exemple, les clients des courtiers. Parmi eux rares sont ceux qui peuvent verser 250 000 euros, surtout en « prime unique » (à la souscription). Encore moins, sans doute, sur un contrat luxembourgeois, avec les risques que cela présente désormais vis-à-vis du fisc belge, toujours suspicieux dès qu’il s’agit du Grand-Duché.
Les statistiques du Commissariat aux Assurances, même s’il s’agit de chiffres globaux qui ne concernent pas uniquement la clientèle belge, montrent d’ailleurs que les primes collectées à l’étranger ne sont recueillies qu’à hauteur de 45 pour cent sur des « contrats d’assurance-vie liée à des fonds dédiés ». On remarque même que, chez plusieurs grands acteurs de l’assurance-vie luxembourgeoise, comme Allianz Life ou Sogelife, la part des primes collectées sur des contrats non liés à des fonds (dits « en euros ») est très majoritaire (respectivement 64 et 79 pour cent). Elle avoisine cinquante pour cent chez Cardif Lux Vie, La Mondiale Europartner ou Cali Europe, alors que la moyenne est de quarante pour cent selon le CAA.
L’attitude du régulateur et le niveau technique des acteurs sont deux autres obstacles souvent évoqués, bien que les avis restent partagés. Le CAA reconnaît qu’en 2013 « l’assurance-vie a été temporairement déstabilisée par la réorientation de la politique luxembourgeoise en matière d’échanges d’informations fiscales », parlant même de « revirement » dans ce domaine. Il est en résulté, pour les compagnies, des exigences de conformité très pointilleuses, tant pour les apports de fonds que pour les retraits. Pour certains professionnels de la place comme Nicolas Palmitessa (La Bâloise) les contraintes de compliance peuvent avoir un effet décourageant pour les souscripteurs soumis à des questions intrusives. D’autres comme Eric Winter (Foyer International) ne pensent pas que les contraintes imposées au Luxembourg soient plus fortes qu’en Belgique ou en France dès lors qu’il s’agit de fonds en provenance de l’étranger.
M. Winter ne partage pas non plus l’opinion émise par plusieurs de ses collègues (et par des courtiers belges) selon laquelle une majorité de compagnies luxembourgeoises n’auraient pas les back-offices adéquats pour fournir aux clients des services financiers et administratifs « haut-de-gamme » : les exemples donnés vont des arbitrages au sein du portefeuille de fonds (inaccessibles au client ou trop longs à réaliser), à la comptabilisation tardive de versements en passant par la médiocrité des services Internet et par la production insuffisante des documents destinés au fisc local. Si l’ancienneté des process et leur inadaptation ne fait guère de doute, le temps et les investissements consentis devraient pallier ces inconvénients.