L’évasion fiscale est un passé qui ne passe pas. Au Luxembourg, trois décennies de secret bancaire ont été hâtivement enterrées sous des hymnes à « la nouvelle ère de la transparence ». Or, de fuite en fuite, par petits bouts, cette histoire mal digérée remonte. Pour les clients-refuzniks qui ne voulaient déclarer leurs avoirs, l’expulsion du paradis a pris la forme d’un passage de la frontière avec des sueurs froides et des liasses de billets enfouies sous les sièges arrière. Ils vivent aujourd’hui dans la hantise que leur nom finisse par apparaître sur une Steuersünder-CD ou que la Banque centrale européenne n’introduise de nouveaux billets de 500 euros. Aux banquiers, avocats et comptables luxembourgeois, les révélations dans la presse internationale rappellent sporadiquement la pénible question de leur responsabilité pénale dans les montages d’évasion fiscale. Les héritiers, quant à eux, se trouvent face à un dilemme : que faire de l’encombrant pactole ? (Mais encore faudra-t-il le dénicher dans l’enchevêtrement de sociétés offshore).
La territorialité et la loi pénale Les acteurs de la place financière avaient toujours été conscients que certaines opérations délicates, mieux valait ne pas les mener en dehors des frontières du Grand-Duché. Pour signer les contrats, ils priaient donc leurs clients internationaux de bien vouloir se déplacer. Les banquiers, avocats et experts comptables pensaient ainsi se prémunir, aux yeux des juridictions étrangères, contre le reproche de complicité pour fraude fiscale. Au Luxembourg, cette possibilité d’une île fiscale au cœur de l’Europe fut activement renforcée par un pouvoir politique « souverainiste » en matière fiscale, et passivement encouragée par un pouvoir judiciaire sans moyens ni mordant. Cet isolationnisme engendra un sentiment d’impunité.
Parmi les professionnels de la place financière, ce sont les frontaliers qui sont les plus exposés. Lorsque, il y a quelques semaines, le Parquet de Cologne visa la filiale luxembourgeoise de la Commerzbank, il concentra le tir sur les employés qui habitaient du côté allemand de la Moselle. À Trèves, des domiciles d’employés furent fouillés à la recherche de documents compromettants. « C’est un risque », concède le Premier avocat général auprès du Parquet Jeannot Nies. « Car les frontaliers sont sous l’emprise du Parquet de la localité où ils résident. » D’autant plus qu’il est peu clair si le frontalier, une fois devant un juge d’instruction, pourra se réfugier derrière le secret bancaire grand-ducal.
Les avocats d’affaires et banquiers privés insistent lourdement sur le fait qu’ils ne pouvaient connaître les intentions de leurs clients fraudeurs. L’argent était-il déclaré ou non, comment le savoir ? « Ce n’est pas écrit sur le front du client s’il a fraudé ou non », disent-ils. Plus qu’une justification morale, c’est une ligne de défense juridique. Car en avouant avoir sciemment prêté leur assistance à une escroquerie fiscale, les acteurs du secteur – du directeur au simple employé ayant traité le dossier – risqueraient de se rendre personnellement complices d’un fait pénal. (Depuis 2010, les sociétés ont également une responsabilité pénale, or, en cinq ans, aucune fiduciaire, banque, société de domiciliation ou étude d’avocats n’a été condamnée.)
Longtemps le Luxembourg refusait stoïquement toute entraide judiciaire sur des questions fiscales, indifféremment de la gravité des faits reprochés. Il faudra attendre 1993 pour que soit introduite la notion d’« escroquerie fiscale », un fait pénal passible d’un emprisonnement d’un mois à cinq ans. (Le gouvernement espéra d’un même trait dépénaliser la simple fraude fiscale.) L’escroquerie fiscale fut définie de manière à la rendre quasi improuvable. La loi pose trois conditions cumulatives : primo, il doit s’agir d’un « montant significatif d’impôt » ; secundo, il faut qu’il y ait eu « emploi systématique de manœuvres frauduleuses » ; et, tertio, il doit y avoir « l’intention de dissimuler des faits pertinents à l’autorité ou à lui persuader des faits inexacts ». Significatif, systématique, intentionnel : au Luxembourg, la charge de la preuve est particulièrement lourde. Quant à la complicité à une escroquerie, le Parquet doit prouver que la banque, le cabinet ou la fiduciaire soit savait à quoi une construction qu’elle avait mise sur pied était destinée, soit poussait activement le client à l’escroquerie fiscale. C’est une mission quasi impossible.
Lorsque, dans le cadre de l’affaire Commerzbank, le Parquet de Cologne demandait l’entraide judiciaire « wegen Verdacht der Beihilfe zur Einkommensteuerhinterziehung », le Parquet luxembourgeois refusa d’entrer en piste. La loi interdit de prêter assistance pour des cas de simple fraude, les autorités allemandes auraient dû avancer des éléments d’une escroquerie fiscale, écrivaient les autorités luxembourgeoises dans un communiqué. Si le dossier était « propper agewéckelt » (bouclé comme il faut), reprend Jeannot Nies, rien ne s’opposerait à une assistance judiciaire. (Entretemps, aucune nouvelle demande n’a été soumise par les autorités allemandes.) Et de livrer des chiffres à l’appui : en 2012, le Luxembourg avait décliné à six reprises l’entraide judiciaire dans un dossier fiscal (sur un total, qui paraît petit, de 29 demandes), en 2013, il n’en refusa aucune.
Panama démodé Cette semaine, Le Jeudi et le Luxemburger Wort ont passé les noms de différents avocats d’affaires luxembourgeois par un moteur de recherche agrégé (ohuiginn.net/panama) pour voir s’ils avaient été à un moment administrateur d’une société panaméenne. Sans surprise, ils ont retrouvé le who’s who de la place financière. Les avocats d’affaires sont surpris qu’on puisse en être surpris : Évidemment qu’ils aident leurs clients à fonder des sociétés offshores. « Nous avons créé plus de sociétés de droit panaméen que de droit luxembourgeois », dit ainsi Paul Mousel, co-fondateur de l’étude Arendt & Medernach. Mais entretemps, ajoute-t-il, le Panama est quelque peu passé de mode : « Ce sont les Îles Vierges Britanniques (BVI) qui ont pris le relais. Elles ont comme avantage d’être basées sur le système juridique anglo-saxon et sont plus en demande auprès de nos clients asiatiques, arabes et américains ». Et puis, explique un autre avocat fiscaliste, à qui, au premier jour de son stage, les chefs donnèrent à étudier une brochure sur les sociétés panaméennes, les BVI n’ont pas la réputation sulfureuse liée au trafic de drogues ni « ces drôles de régimes politiques ».
Les sociétés sont créées en stock au Panama, puis commercialisées au Luxembourg via des implantations locales d’études d’affaires panaméennes comme Alcogal (pour Aleman-Cordero-Galindo & Lee) ou Mossfon (pour Mossack-Fonseca) présentes au centre-ville. Parmi le stock de sociétés boîte-aux-lettres qu’elles vendent, vous pourrez même choisir le millésime ; plus la société est ancienne, plus elle vous reviendra cher. Les CA de ces sociétés ready-made sont composés d’avocats d’affaires et d’experts comptables panaméens, qui donnent en procuration les pleins pouvoirs à leurs collègues luxembourgeois, qui, eux, n’apparaîtront nul part dans le Registre public. (Incidemment, voilà ce qui explique pourquoi, après les années 1990, on retrouve moins de Luxembourgeois dans les CA panaméens.)
Comptes dormants Pour assurer l’anonymat à leurs clients, les spécialistes fiscaux ont méticuleusement empilé couche sur couche de sociétés-écrans. Un compte bancaire luxembourgeois détenu par une société boîte-aux-lettres au Panama, détenue par un trust aux Îles Caïman, détenu par une fondation sur l’Île de Man : des mille-feuilles de l’offshore. Il s’agit d’une illusion optique, d’un jeu d’écritures créé en quelques clics à partir du Luxembourg. En réalité, rien ne s’est passé : l’argent est toujours sur le même compte, le bénéficiaire économique est toujours le même ; et, évidemment, personne ne songe sérieusement à se déplacer pour assister à une réunion sous les tropiques. Pour financer son train de vie, le bénéficiaire économique pourra dorénavant se faire virer quelques milliers d’euros pour « frais de consultance » d’une de ses sociétés fictives ou payer avec des cartes Visa prépayées et anonymes.
À partir de 2006, les banques luxembourgeoises devenaient de plus en plus créatives. C’était l’année où entra en vigueur la directive européenne sur la fiscalité de l'épargne. Officiellement, la place financière déclara la mort de l’évasion fiscale ; derrière les coulisses, elle lança la fabrication en série de montages financiers. La directive ne s’appliquait qu’aux comptes détenus en mains propres par des particuliers, les sociétés n’en étaient pas concernées. Les banques avaient vu la faille, et elles s’y engouffraient en masse. Il suffisait de faire disparaître les détenteurs de comptes derrière un écran de fumée de trusts, de fondations et de compagnies. C’est cette histoire récente, mélange entre Realpolitik cynique et fuite en avant effrénée, qui réapparaît aujourd’hui avec l’affaire Commerzbank. Elle trouve aussi une autre expression, plus discrète : les comptes dormants. Car la place financière est confrontée à un problème biologique. Ses clients, en moyenne plus âgés que ceux d’autres centres financiers, se meurent. Souvent sans penser à toucher un mot à leurs enfants sur leur petit secret luxembourgeois.
En Belgique, un compte est considéré « en dormance » après cinq ans d’inactivité ; en Italie, au Portugal et en Norvège il faut attendre dix, en Espagne et en Grèce vingt ans. Au Luxembourg, c’est le flou complet. Le nombre de comptes dormants reste une grande inconnue et, en l’absence d’un cadre légal, chaque banque doit fixer sa propre politique interne. Elle peut ainsi se défaire des comptes dormants et les virer à la Caisse de consignation, dépendant du Trésor. Faute d’être revendiqués, les avoirs tomberont dans le patrimoine de l’État après trente ans. (Puisque l’expérience n’a débuté qu’en 1999, il faudra attendre 2029, pour se faire une première idée des sommes en jeu.) Or, les banques ont peu d’intérêt à choisir ce chemin et préfèrent garder les comptes dormants dans leurs bilans. Quant à la Caisse de consignation, elle se montre très réticente à accepter des avoirs, craignant être dégradée en poubelle publique pour tous les vieux comptes louches qu’a amassés la place financière.
Dans un article publié en 2014 dans le Bulletin Droit & Banque, Catherine Bourin-Dion, membre du comité de direction de l’ABBL, recommande aux banques de prévoir un worst-case-scenario. Elles devraient demander au client d’indiquer le nom d’une personne tierce à contacter le jour où ils ne seront plus de ce monde. D’ores et déjà, les règles anti-blanchiment de 2004 obligent les banques à connaître l’identité, voire l’adresse du bénéficiaire économique des comptes. En théorie, écrit Bourin-Dion, la banque devrait « déduire d’un retour du courrier postal soit un changement d’adresse, soit un changement d’état (décès) ». Seul hic : certains clients préfèrent ne pas recevoir de lettres par une banque au Luxembourg.
Le dilemme des héritiers Si de nombreux clients de banques luxembourgeoises, touchés par la sénilité, ont tout simplement oublié d’avertir leurs descendants, d’autres, plus calculateurs, ont précisément mis en place des structures dans le but d’empêcher leur progéniture ingrate de toucher sa part successorale. Les héritiers se retrouveront en face de trustees et settlors, de conseillers et protectors, de domiciliataires et administrateurs, reliés entre eux par la toile d’araignée de l’offshore. Plus celle-ci sera étendue et complexe, plus les go-between seront tentés de se tailler une part du juteux gâteau. À cela s’ajoute la difficulté de rassembler des documents de juridictions hermétiques et peu connues pour leur transparence.
Les trusts et fondations anglo-saxonnes permettent de dissimuler la richesse et d’éluder les héritiers en court-circuitant le Code civil et la réserve héréditaire qu’il institue. À la mort du bénéficiaire premier en rang, d’autres, choisis par ses soins, lui succéderont, sans que les héritiers ne puissent revendiquer un droit de propriété sur la structure ni en prendre le contrôle, puisque le trust ne connaît pas d’actionnaires. Pour que le tour réussisse, il suffit d’enregistrer la structure dans une juridiction offshore qui ne connaît pas la réserve héréditaire. Les héritiers flairent des dizaines de millions d’euros sans pouvoir y toucher. L’argent sommeille sur un compte au Luxembourg, si proche et pourtant si loin.
Sur les dernières années, les tribunaux ont relativisé le poids du secret bancaire que les banques opposaient aux héritiers. En 2007, lors d’un dîner, trois héritiers entendirent parler d’une rencontre qui aurait eu lieu dix ans plus tôt entre un banquier luxembourgeois et leur père, un milliardaire italien entretemps décédé. En 2009, la Cour d’appel jugea que, en principe, les héritiers pourront bénéficier d’une levée partielle du secret bancaire. Au moins la banque devrait-elle confirmer si leur père était le bénéficiaire économique du compte ou non. Or la Cour décida en même temps que l’existence d’un tel lien devrait être « vraisemblable ». Ce qui n’aurait pas été « établi à suffisance » dans cas des trois héritiers, qui avaient eu vent du présumé compte caché par « ouï-dire ». En 2009, les héritiers d’un riche fermier argentin écrivent à une banque luxembourgeoise qui se refuse à répondre. En 2012, les tribunaux décidèrent que le secret bancaire n’était pas opposable, puisque les héritiers « continuent la personne du client défunt et disposent en conséquence des mêmes droits à l’encontre de la banque. »
Dans la pratique, dégoter le pactole s’apparente souvent à un parcours du combattant et se chiffre en milliers d’euros de frais d’avocat. La quatrième mouture de la directive anti-blanchiment pourrait faciliter la tâche. Adoptée à la mi-février par le Conseil européen, elle prévoit des registres centraux des bénéficiaires économiques des trusts, fiduciaires, sociétés et fondations. Les « personnes justifiant d’un intérêt légitime » pourront avoir accès à cette base de données listant le nom, la date de naissance, la nationalité et le pays de résidence du bénéficiaire économique ainsi que « la nature et l’étendue approximative des intérêts réels détenus ».
Ce sont là des problèmes de luxe. Parmi ceux qui héritent d’un vestige de l’évasion fiscale low-cost moins complexe et plus facile d’accès, beaucoup préfèrent ne pas y toucher, hésitant à endosser un héritage compromis. Le compte du dentiste belge de hier risquera de se transformer en compte dormant de demain. « L’histoire, pensait James Joyce, est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller. »