Voilà un tout petit livre qui tombe à point … et à côté. À point pour son actualité, à côté pour son style si loin de l’emphase et de la prétention des universitaires d’aujourd’hui. À plus de 90 ans, un siècle après l’armistice de 1918, 70 ans après la nuit de crystal et en pleine crise migratoire, Georges-Arthur Goldschmidt publie L’exil et le rebond et s’adonne une nouvelle fois au réquisitoire et à la plaidoirie en matière d’Allemagne. « Zwei Sprachen wohnen, ach, in seiner Brust » : l’allemand et le français, celle du procureur et de l’avocat, fût-ce celui du diable.
GAG, l’écrivain, le poète, le traducteur, le passeur, n’est ni psychanalyste, ni historien, mais il n’en piétine pas moins leurs platebandes avec une gourmandise à peine dissimulée.
Il a gardé pour la France et ses valeurs républicaines l’étonnement et la jubilation de l’infans qui découvre le monde avant même encore d’accéder à la parole. Il est resté un contrebandier qui se joue des frontières tout en jouant avec elles, un contrebandier aussi qui joue contre les bandes (au-delà de deux, on est une bande de cons, chantait Brassens) et surtout contre toute bande qui fuit dans une communauté, à laquelle elle s’attache avec le si bien nommé « weisses Band », cher à Haneke, ce cinéaste dont Goldschmidt a dit un jour que les Français ont la chance de ne jamais pouvoir le comprendre.
Contre toutes ces bandes, le jeune exilé s’allie à la société de la nation française. On connaît son histoire, elle forme la trame de tous ses (nombreux) écrits, romans, essais, récits, conférences, etc. Dès la promulgation des rois raciales par le régime nazi, le petit Georges-Arthur est envoyé en France par sa famille d’origine juive, convertie depuis plusieurs générations au protestantisme. L’exilé, devenu énurétique, a maintes fois écrit son avènement à soi par la jouissance de la fessée qui faisait coïncider la faute avec le non-fautif. Le Rousseau des Confessions, auquel notre auteur a consacré plus d’un essai, vous salue bien. L’austère luthéranisme de son enfance, se voulant transparent, ne sera jamais soluble dans le catholicisme français qui invite au secret et aux cachotteries. La fessée française se donnait ainsi dans le silence et la solitude, suscitant honte mais aussi jouissance, là où le « gelbe Onkel » de l’instituteur allemand revendiquait son public et son autorité. L’une finira par provoquer révoltes et révolutions, l’autre reproduisait à l’infini des « Untertanen » chers à Heinrich Mann.
L’exil et le rebond vit du face-à-face de ces deux cultures. Écrit en deux polices, en contrepoint à la manière des fugues de Bach, ce livre est un hymne et un hommage à la condition humaine. L’être humain, en effet, est en exil de lui-même, il est clivé, « gespaltet » disait Freud, et cette situation même d’exilé intérieur lui ouvre les yeux sur, sinon sa vérité, du moins sur son essence et son existence. Et c’est ainsi que GAG aime l’Allemagne dédoublée, à la manière de Mauriac qui l’aimait tellement qu’il préférât qu’il y en ait eu deux. Notre auteur garde fort logiquement la nostalgie de Bonn, la bonne, la provinciale, tout en nourrissant une saine méfiance à l’égard de Berlin, la mauvaise, la récidivante.
En France, ce petit bréviaire paraît en même temps que la traduction de deux nouveaux tomes des Cahiers Noirs de Heidegger, auxquels il constitue un bien nécessaire antidote. On le sait, les schwarze Hefte sont une sorte de journal philosophique rédigé entre 1931 et 1970 que Heidegger voulait voir publié après sa mort. On le sait aussi, Heidegger voyait en Hitler le sauveur de la culture allemande qui devait renaître, se regénérer plutôt par la révolution des national-socialistes. Inspiré par la poésie de Hölderlin, guidé par la pensée de Nietzsche, il pensa que le Dasein ne pouvait s’exprimer qu’à travers l’âme grecque (pervertie dès après la période présocratique) et, on l’aura deviné, l’âme allemande, menacée par les « machinations » des modernes, à commencer par les Américains, les Bolchéviques, eux-mêmes dominés par la « juiverie ». En 1931, il fit cadeau à son frère Fritz, catholique bon teint, de Mein Kampf, avec ce commentaire : « Que cet homme soit doté, et l’ait été si tôt, d’un esprit politique inouï et sûr, quand nous étions tous dans le brouillard ». Hitler tirant le philosophe du brouillard, même Alain Resnais, dans Nuit et brouillard, n’aurait osé imaginer tel naufrage de la pensée. Un an plus tard, il fit part à Fritz de sa peur « dass du nicht (...) das Zentrum den Weibern und den Juden als Zufluchtstätte überlässt ». Mais Heidegger va se détourner d’Hitler qu’il finira par trouver trop vulgaire. Car l’antisémitisme de Heidegger est d’ordre philosophique, on pourrait dire qu’il relève de l’idée platonicienne. Il est donc plus pur, plus essentiel, si j’ose dire, que celui des nazis que le délire pseudo-biologique a tiré vers l’anecdotique. C’est pour cette raison que Heidegger va abandonner la lutte politique et démissionner de son poste de recteur de l’université de Heidelberg, tout en gardant sa carte du parti. Et son œuvre restera infestée par l’antisémitisme. Elle ne mérite donc pas le nom de philosophie, bien qu’elle ait, paradoxalement, inspiré parmi les plus grands philosophes du dernier siècle, à commencer par Sartre et Lévinas. Heidegger n’était donc pas un collaborateur opportuniste comme Furtwängler et tant d’autres, mais un véritable déçu de l’hitlerisme.
Il est vrai que si les Français ne peuvent pas comprendre Haneke, ils ne veulent pas comprendre le nazi de Todtnauberg. S’ils voulaient et pouvaient le lire dans le texte, ils se rendraient compte que sa langue est un condensé de la novlangue des national-socialistes, que la nouvelle publication s’évertue à appeler les socialistes-nationaux. Nul besoin de relire le fameux livre LTI de Victor Klemperer pour comprendre que le fascisme fait son lit dans la langue comme le ver le fait dans la chair du fruit. Et la traduction qui vient de paraître fait tout pour cacher aux Français la véritable nature de la langue heideggerienne. Quelle meilleure illustration de l’expression italienne traduttore, traditore que de traduire la perfidie de Judentum par l’euphémisme de judaïsme, là où le mot juiverie aurait été le seul approprié. Traduire völkisch, mot typiquement nazi, piqué d’ailleurs aux Romantiques, par populiste, relève au mieux de l’anachronisme, au pire d’une nouvelle tentative de banalisation et d’édulcoration de la langue nazie de Heidegger.
Dès les premières traductions, les Français s’évertuaient en effet à faire de Heidegger un grand philosophe, en rendant des mots simples, banaux, des mots de tous les jours comme Wesen, par foyer de fervescence, voire en refusant carrément la traduction du concept de Dasein. En français, le Dasein sonne fichtrement compliqué et ésotérique, alors qu’en allemand on l’entend dans la bouche de n’importe quel enfant. À l’évidence, tous ces exemples montrent que pour rendre sa virginité politique à Heidegger, ses thuriféraires français n’ont jamais fait preuve d’incompétence, mais de mauvaise foi, voire de falsification. Verrons-nous un jour une traduction française, digne de ce nom, de la correspondance de Heidegger avec son frère Fritz ?
Toujours est-il qu’aujourd’hui, il nous faut moins de zélateurs de la seule Allemagne de Heil-de-Guerre, et plus de Goldschmidt, amoureux des multiples Allemagne de Heine et de Kant, de Schubert et de Beuys, et, pourquoi pas, de … Merkel (et de Brandt, bien sûr).