Le 10 novembre 1918 la République fut proclamée à Luxembourg. La crise dynastique dura deux mois et se termina le 10 janvier 1919 par la défaite des républicains. Pendant cent ans, les républicains de 1918-1919 furent les enfants mal-aimés de l’histoire luxembourgeoise. Accusés de tous les maux, ridiculisés, criminalisés, culpabilisés, ils finirent par être oubliés, réduits à tout jamais au silence. La grande-duchesse déchue fut sanctifiée et une nouvelle légitimité fut inventée, la dévotion monarchique fut intégrée au prétendu caractère national, à la définition du vrai Luxembourgeois, au sur-moi collectif.
Il est temps de faire le point, de rassembler les éléments épars, les indices qui nous permettent d’établir les faits et de poser les questions qui restent sans réponse. Il est temps de reconstruire le passé en rendant justice aux acteurs de l’époque et de cesser de condamner au nom du sens de l’histoire et des faits accomplis. Tel est le but de la série d’articles que nous consacrerons à la République de novembre 1918.
La monarchie fut longtemps un mot inconnu pour les Luxembourgeois. Ils n’avaient jamais vu de près les monarques au nom desquels étaient exécutées les lois. Le pouvoir était lointain, étranger, abstrait. Il n’y avait aucun rapport direct, affectif, intime avec la monarchie. Il n’y avait pas de Cour, pas d’aristocratie, même pas de Palais. L’actuel palais grand-ducal avait été la maison communale, dans laquelle étaient réglées les affaires de la cité. La monarchie fut un fait tardif au Luxembourg, elle fut introduite avec l’accession au trône, d’abord comme régent puis comme grand-duc, d’Adolphe de Nassau
Le 10 avril 1889, Adolphe de Nassau, un vénérable vieillard de 72 ans, se présenta aux Luxembourgeois avec son fils, le prince-héritier Guillaume. Il avait perdu le duché de Nassau lors de l’unification allemande et vivait depuis 1867 comme rentier à Vienne. Ce jour-là, le duc Adolphe avait mis son plus bel uniforme. Les badauds assemblés devant le Palais lui crièrent en guise de salut : « D’Pickelhauf erof ! ». Il s’exécuta, le peuple l’applaudit et fut rassuré.
Adolphe de Nassau n’avait jamais été au Luxembourg auparavant et n’avait aucun lien de parenté avec les anciens comtes et ducs du Luxembourg, ses liens de parenté avec la famille des Nassau hollandais remontaient au Moyen Âge. Il avait été choisi comme grand-duc du Luxembourg pour l’unique raison que le pacte familial de 1783 de la famille des Nassau interdisait à une femme d’occuper le trône.1
La fiction généalogique qui servait de justificatif pour le changement de dynastie était acceptée par la population comme un signe de plus d’un ordre basé sur l’arbitraire de la naissance. Une fois encore le pays changeait de maître sans qu’on lui ait demandé son avis. La question de la succession se posa en juin 1884 quand le dernier rejeton mâle du roi des Pays-Bas vint à mourir. Félix de Blochausen, le chef de gouvernement de l’époque, proposa dans un mémorandum de maintenir le lien dynastique avec les Pays-Bas. Tel était aussi le point de vue d’Emmanuel Servais l’homme du Traité de Londres de 1868, le père de l’indépendance. Il suffisait de changer la règle discriminatoire qui excluait les femmes de la succession comme contraire aux dispositions du Code civil et aux principes de la Constitution. On aurait pu aussi changer la Constitution ou proposer un arrangement au prétendant.
Pour appuyer ce souhait, on érigea un monument en l’honneur du roi Guillaume II des Pays-Bas sur la place qui porte aujourd’hui son nom. L’inauguration du monument en novembre 1884 fut une manifestation grandiose exprimant le désir d’indépendance et de liberté. Elle se termina par le chant du « Feierwon » dans sa version antiprussienne et souleva les protestations de la presse allemande.2
Peine perdue, les dés étaient jetés. En 1885 le roi des Pays-Bas renvoya Blochausen et en 1888 il remit les clefs du pouvoir à Paul Eyschen qui, en plus de son poste de ministre de la Justice, était le représentant du Luxembourg à Berlin, l’ami personnel de Herbert von Bismarck dont il admirait le père. Le désengagement des Pays-Bas s’expliquerait selon Auguste Collart par la crainte de complications internationales pouvant mettre en cause la neutralité des Pays-Bas.3 Le 14 février 1890, un débat parlementaire opposa Servais et Eyschen sur la nature de l’État luxembourgeois et de la Constitution luxembourgeoise. Pour Eyschen, le pouvoir souverain résidait dans la personne du monarque, pour Servais il résidait dans la nation. Il en résultait une divergence fondamentale sur la primauté du pouvoir exécutif respectivement du pouvoir législatif.4
L’installation de la nouvelle dynastie s’accompagnait d’un changement de régime et d’un changement d’hégémonie. Le pays passait sous le giron de la puissance allemande, s’alignait sur l’absolutisme monarchique et s’appuyait sur une nouvelle majorité composée du parti des industriels Metz-Brasseur-
Simons orientés vers l’Allemagne et du parti de l’Église catholique attaché au pouvoir monarchique pour des raisons de principe, antiprussienne tout en étant pro-allemande. Le parti catholique ne pouvait accepter qu’« un peuple catholique » vive sous un prince protestant. Eyschen engagea des négociations avec le Vatican par l’intermédiaire de l’abbé Dominique Hengesch, l’aumônier ultramontain de l’ordre des Dominicains et éminence grise du nouvel évêque. Le compromis visait à organiser le mariage du prince héritier Guillaume avec l’infante du Portugal Marie-Anne de Bragance, dont la famille avait été chassée de son pays par une révolution libérale. Le mariage mixte recevrait l’aval du Vatican sous la condition de l’éducation catholique des enfants non encore nés.5
Les effets de cette double allégeance ne furent pas immédiats. Le règne d’Adolphe souleva peu de vagues. Le vieux monarque n’intervint pas dans le jeu politique et laissa faire les institutions. Il en fut de même pour son fils Guillaume, malade depuis son accession au trône, de même que pour la régence de son épouse. Pendant cette période transitoire, l’intégration économique à l’espace économique allemand se poursuivait de façon accélérée. De gigantesques usines sidérurgiques furent construites par le capital allemand à Belval et à Differdange, tandis que la société luxembourgeoise Arbed s’alliait au « Eschweiler Bergwerksverein ». Les entreprises allemandes, les chemins de fer, l’administration des douanes constituaient des enclaves dirigées par des cadres allemands, soumises aux règlements allemands, prêtes à demander l’intervention des troupes allemandes en cas de besoin.
L’année fatidique de la monarchie luxembourgeoise arriva en 1912 avec l’intronisation de la grande-duchesse Marie-Adelaïde, âgée de 18 ans, née au Luxembourg, mais ne parlant pas un mot de luxembourgeois et solidement encadrée d’une garde rapprochée de conseillers importés de Bavière, bien décidée de régner et de gouverner à sa guise selon un scénario écrit plus de vingt ans à l’avance.
Le premier acte politique de la jeune grande-duchesse fut de retarder de deux mois la signature de la loi scolaire de 1912, ce qui correspondait au texte de la Constitution mais la mettait en opposition avec le gouvernement et la majorité politique qui avaient élaboré et voté cette même loi. Puis elle s’opposa à la nomination des bourgmestres de Differdange et de Hollerich, ce qui l’obligea à faire appel à l’opposition communale. Ensuite, elle refusa le candidat désigné pour occuper le poste de directeur de l’École Normale, estimant que ce poste revenait à un abbé. Enfin, elle imposa au vieux Eyschen la démission du ministre Braun, l’auteur de la loi scolaire, qui s’était opposé à ses souhaits et elle provoqua en pleine guerre une crise ministérielle en nommant, après le décès d’Eyschen, un gouvernement de droite et en convoquant des élections anticipées.
Elle avait cessé d’être la grande-duchesse de tous les Luxembourgeois. Une grande manifestation de protestation fut organisée le 2 janvier 1916 devant le monument érigé pour Guillaume II avec comme mot d’ordre : « Nous voulons une grande-duchesse libre dans un pays libre. »
Au moment de l’invasion, la grande-duchesse avait protesté par un télégramme demandant des explications au Kaiser. Elle reçut en audience le commandant des troupes allemandes qui lui présenta des excuses en bonne et due forme. Personne ne la critiqua, mais personne ne fut dupe. Il était évident que l’Allemagne avait besoin des chemins de fer luxembourgeois pour conquérir la France et la Belgique, qu’elle avait besoin de l’industrie luxembourgeoise pour forger des armes et qu’elle avait besoin du territoire luxembourgeois pour mener la guerre.
Il n’y avait sans doute pas d’autre possibilité que de s’incliner devant la force, mais très vite la passivité se transforma en complicité. Lors de la bataille de Longwy, l’armée allemande installa ses canons au « Roudenhaff », sur une colline située entre Lasauvage et le Fond-de-Gras. La grande-duchesse fit une visite charitable aux blessés et le Kronprinz reçut à Esch la capitulation du commandant de la forteresse de Longwy.
Trois jours après la capitulation de Longwy, l’état-major allemand s’installa à Luxembourg. C’est dans l’ancienne école Aldringer que fut planifiée l’offensive sur Paris et la bataille de la Marne. La ville de Luxembourg était devenue la capitale du Reich. Le 30 août 1914, l’Empereur Guillaume II arriva à Luxembourg. Il y resta quatre semaines. La presse resta muette, mais sa présence ne resta pas secrète pour la population.
Trois visites à la Cour sont documentées. La première dans l’après-midi du 30 août 1914. On ne sait pas ce qui s’y est dit, il n’y avait pas de témoin luxembourgeois. Le docteur Michel Welter, qui participait à une réunion politique dans un café en face du Palais, nota dans son Journal : « L’empereur venait de quitter le palais où il était resté plus de deux heures. Qu’est-ce qu’il a pu y faire aussi longtemps que cela ? Les gens ont admis qu’il y ait dîné. Qu’est-ce cette longue entrevue ? Quoi qu’il en soit, le public fit ses gloses qui, on le conçoit, n’étaient pas flatteuses pour la Grande-Duchesse. » La deuxième visite se déroula de façon plus formelle en présence du Premier ministre Eyschen et fut accompagnée d’un repas et d’un discours, où il aurait été question de la victoire des armées allemandes. Une troisième et dernière visite eut lieu le 26 septembre 1914 et dura une heure et demie. La grande-duchesse se rendit également à un hôpital militaire allemand en compagnie du Kaiser.6
C’est en septembre 1914, pendant le séjour du cabinet de guerre à Luxembourg, que furent définis les buts de guerre allemands. Ceux-ci incluaient l’annexion du bassin industriel de Longwy et Briey ainsi que la transformation du Grand-Duché en « Bundesstaat » allemand. Ils furent élaborés à la demande de l’industrie par le chancelier von Bethmann Hollweg. Les militaires s’emparèrent ensuite de ces revendications lors de la conférence d’état-major tenue à Bad Kreuznach le 9 août 1917. Ils élaborèrent les textes des lois et traités à soumettre au parlement luxembourgeois sans attendre la fin de la guerre. Ces textes concernaient le statut international, l’indigénat, le service militaire. L’ambassadeur von Buch s’opposa à ces projets qui, selon lui, créerait « à la Grande-Duchesse une situation presque intenable pour une longue période ». Celle-ci en fut informée et demanda dans une lettre au comte Törring « si du côté allemand des décisions avaient déjà été prises sur le sort futur du Luxembourg. »7 Ces menaces expliqueraient, selon Gilbert Trausch, le souci du gouvernement luxembourgeois de ménager l’Allemagne. « Mieux valait encore devenir un Bundesland qu’un Reichsland comme l’Alsace-Lorraine. On conserverait au moins la dynastie et une forme de gouvernement luxembourgeois. »8
Le dernier acte des compromissions qui scellèrent le destin de la grande-duchesse fut la réception, le 16 août 1918, du chancelier allemand, le comte von Hertling, au Château de Colmar-Berg, en présence du Premier ministre luxembourgeois Kauffmann et de l’ambassadeur allemand von Buch. L’objet de la visite était le mariage de la princesse Antonia, 19 ans, avec le prince héritier Rupprecht de Bavière, 50 ans, un des principaux chefs de guerre allemands portant le titre de « Generalfeldmarschall ». À ce moment, la guerre était déjà perdue pour l’Allemagne. Ce mariage de raison visait à sceller une alliance avec la monarchie bavaroise en vue de l’après-guerre. Le gouvernement Kauffmann dut démissionner et fut remplacé par le gouvernement Reuter, un gouvernement d’union nationale qui devait préparer la transition. Quant à Rupprecht, il fut l’un des dirigeants de l’extrême-droite monarchiste et antisémite alliée à Hitler et Ludendorff jusqu’au putsch manqué de 1923.
La guerre et l’occupation avaient mis un point final aux illusions entretenues sur la neutralité de l’État et l’impartialité de la grande-duchesse. Les convictions républicaines qui restaient longtemps implicites et velléitaires s’exprimèrent maintenant de façon ouverte. Quand, en septembre 1918, le parti socialiste décida d’envoyer un homme de confiance dans le gouvernement Reuter, il chargea celui-ci d’œuvrer pour l’abdication de la grande-duchesse, l’introduction de la journée de huit heures et la formation de conseils ouvriers.9 À quelques jours du départ des troupes, le Escher Tageblatt annonça la fin de la dynastie des Bragance : « Der Abend der Braganza ». Une époque s’achevait. Un nouveau monde était à inventer.