Une saison en enfer « From Luxembourg to Mexico to the Warriors : Alfonzo McKinnie’s Wild Ride », titrait le New York Times dans son édition du 6 novembre. L’histoire fait la joie de la presse états-unienne : Un jeune joueur passant des East Side Pirates de Berbourg/Wasserbillig, « one of the worst teams in Luxembourg’s second division — Luxembourg’s second division ! » (s’exclamait le Times), aux Golden State Warriors de San Francisco, une des meilleures équipes de la NBA. Avec son premier salaire gagné dans la NBA, McKinnie achète une maison à sa mère, loin de la West Side de Chicago, le quartier délaissé dans lequel sa famille habitait. Son ascension apparaît comme une confirmation de l’idéal méritocratique, un triomphe de la résilience. C’est surtout l’exception qui confirme la règle.
En août 2015, après une blessure au ménisque et deux opérations, McKinnie se retrouvait relégué aux oubliettes du basket universitaire. Au même moment, à des milliers de kilomètres de là, les East Side Pirates venaient de réussir leur percée dans la Nationale 2 et se mettaient à la recherche de « leur Américain ». « On voulait un bon, plutôt que trois moyens. Si on a eu McKinnie pour tellement bon marché, c’est à cause de sa blessure au genou », dit Christophe Ney, l’entraîneur amateur des Pirates, qui travaille à la BGL BNP Paribas. Le San Francisco Examiner a récemment raconté les dix mois luxembourgeois de McKinnie comme une saison en enfer : « McKinnie was spending his nights in a house in the heart of Luxembourg after practice, wondering what the next step would be to realize his dream of becoming an NBA player. […] ‘I would sit in the house. I was kind of isolated. It was tough. Talk about humble beginnings.’ » En réalité, McKinnie n’habitait pas « une maison au cœur du Luxembourg », mais un studio à Ehrang-Quint, une banlieue de Trèves. Transformant leur joueur en frontalier, les Pirates réalisaient ainsi des économies sur le loyer. Ils avaient offert une ancienne Audi au joueur américain, qui devra donc s’habituer à la conduite manuelle.
Sortant des universités américaines, les rookies sont habitués à être entourés jour et nuit de leurs coéquipiers et entraîneurs. L’arrivée au Luxembourg est un réveil abrupt et souvent solitaire. « A lot of guys had day jobs, racontait McKinnie à l’Examiner. They had 9-5 jobs. » Alfonzo McKinnie était le seul joueur professionnel dans une équipe d’amateurs. Ses coéquipiers, qu’il retrouvait quatre soirs par semaine aux entraînements, étaient instituteurs, banquiers, profs, policiers ou travaillaient chez Cargolux. Dans la pampa allemande, McKinnie tentait donc de meubler ses journées. « I would play NBA 2K [un jeu vidéo], watch Netflix, whatever I could do to stay occupied ». Et il passait beaucoup de temps sur FaceTime à parler avec sa mère. Les joueurs américains au Luxembourg peuvent ainsi rester des mois entiers paralysés sur les fuseaux horaires américains, Internet se transformant en cordon ombilical. Mais Alfonzo McKinnie n’était pas entièrement isolé. Il comptait une poignée de proches au sein de l’équipe avec lesquels il faisait des sorties. Les Pirates de Berbourg avaient trouvé un arrangement avec les Gladiators de Trèves qui jouaient alors en première ligue allemande et permettaient à McKinnie de participer à leurs entraînements matinaux.
Le passage des Pirates en Nationale 2 se résumera à une longue série de défaites. Jouant devant une vingtaine de supporteurs, ils perdent, à deux, trois exceptions près, tous leurs matchs. Mais, durant les quarante minutes de jeu, le joueur de Chicago continuait à donner son tout, se rappelle un ancien co-équipier. « Pourtant, s’il avait dit : ‘J’en ai marre’, franchement, je l’aurais tout à fait compris ». Au cours de ses dix mois chez les East Side Pirates, McKinnie n’avait pas particulièrement attiré l’attention du petit monde du basket luxembourgeois. En mai 2016, alors que les Pirates se résignaient à l’idée de rejoindre de nouveau la troisième ligue, McKinnie se présentait devant l’entraîneur du T71 Dudelange dans l’espoir de s’y faire embaucher. Au bout d’une heure d’entraînement, il encaissa un refus. D’après l’avis de l’entraîneur, ses tirs à trois points n’étaient pas assez constants. Cet échec forcera Alfonzo McKinnie à entrer dans la ligue mexicaine. À partir de là, il intégrera la ligue mineure américaine, avant de faire son entrée en NBA chez les Raptors de Toronto.
L’armée de réserve Au Luxembourg, la filière de recrutement internationale passait longtemps par les pays de l’Est. Les joueurs polonais ou tchécoslovaques, une fois la limite d’âge atteinte, pouvaient être autorisés par le ministre des Sports à jouer de l’autre côté du rideau de fer. Petr Rajniak, venant de décrocher le titre de vice-champion d’Europe avec l’équipe tchécoslovaque, jouera ainsi six ans à Walferdange. Le docteur Rajniak avait complété ses études en médecine à Bratislava et y avait exercé comme interniste, mais les autorités luxembourgeoises refuseront de reconnaître son diplôme universitaire. Jusqu’à sa mort en 2000, il travaillera donc comme aide-soignant. La filière américaine était née quelque peu par hasard dans les années 1960. L’Etzella Ettelbruck alignait des soldats stationnés à la base aérienne de Bitburg, tandis que la Résidence Walferdange faisait jouer deux marines de l’ambassade américaine.
Pour le basket européen, les États-Unis deviendra un réservoir quasi-inépuisable de jeunes joueurs. La NBA n’offre qu’une centaine de débouchés par an à des milliers de rookies qui à la fin du college attendent anxieusement de se faire « drafter » par un club. Au Luxembourg, les managers des équipes sont bombardés par des mails d’agents qui tentent de placer leurs poulains à coups de vidéos amateur montrant les « highlights » de la saison sur fond de beats hip-hop. Le mode de recrutement est hautement dépersonnalisé. Les statistiques – et les méthodes rudimentaires de « big data » que tentent d’y appliquer les clubs luxembourgeois – fournissant l’illusion de l’objectivité. On se méfie généralement des agents. Empochant une commission de dix pour cent sur le salaire des joueurs, ils tentent souvent de placer des clients coincés dans des ligues ukrainiennes, slovaques ou bulgares peu rémunératrices. Les places au Luxembourg sont limitées. Craignant une concurrence financièrement ruineuse, les clubs ont décidé de limiter volontairement à deux le nombre de joueurs professionnels par équipe (dans l’écrasante majorité recrutés aux États-Unis).
Le rapport entre clubs et joueurs est utilitariste. Il y a peu de place pour le sentimentalisme. Depuis le début de la saison, sept joueurs professionnels de la première division (la « Total League ») ont été remis dans les avions direction States. En deux mois chrono, l’Arantia Larochette aura viré trois joueurs américains, tandis que la Résidence Walferdange a renvoyé les deux frères Setty quelques semaines seulement après leur arrivée. En ce début de saison, le turn-over donne le tournis. Les joueurs ne garantiraient pas « le rendement », ne rempliraient pas « les critères », n’auraient pas « la valeur » affichée, entend-on de la part des clubs. Les licenciés peuvent espérer toucher une petite indemnité de départ. Enfin, si leur contrat le prévoit. Pour chaque joueur devenant une partie intégrante du club au point d’y être identifié, une nuée de nouvelles recrues sautent à l’essai. Misch Engel, un des rares agents luxembourgeois (une activité qu’il décrit comme hobby, son métier principal étant infirmier à la Zithaklinik), voit ces joueurs comme « victimes des circonstances et des mauvais choix du club ».
À discuter des nouveaux joueurs américains avec les dirigeants des clubs, on perçoit un mélange de pitié (« les pauvres diables sont assis sur leurs valises ») et de méfiance (« et gëtt een ëmmer erëm ugeschmiert »). Dans une brochure commémorative publiée en 1990 par la Résidence Walferdange, les auteurs affublent un joueur américain du sobriquet « Monsieur extra », car il aurait « secoué les dirigeants du club et essayé de monnayer chacun de ses gestes, sportifs ou extra-sportifs ». Une plainte récurrente concerne la taille des joueurs. Dans leurs CV, les joueurs indiqueraient faire plus de deux mètres de haut, pour n’en mesurer plus que 1,95 à leur arrivée : « Ils rétrécissent dans l’avion ! » Pour les joueurs américains, la première division luxembourgeoise n’est souvent qu’un pis-aller, une étape qu’ils espèrent intermédiaire. Ils comptent intégrer des clubs quelque peu plus prestigieux, soit en première ligue belge ou néerlandaise, soit en deuxième ligue allemande (moins bien rémunérée que la « Total League » mais offrant la perspective de monter dans la Bundesliga).
La faute à l’Américain Entre les joueurs, il y a un déphasage. Le soir aux entraînements, les deux pros retrouvent leurs coéquipiers-amateurs. Les Américains sont donc poussés dans le rôle de « Leistungsträger » : ils doivent avoir la technicité pour marquer et l’intelligence pour mener l’équipe. Une défaite, c’est d’abord la faute à l’Américain, « hiren Amerikaner » (selon la formule consacrée de RTL-Radio). Aux premiers signes de faiblesse, l’homme providentiel est transformé en bouc émissaire. À ceci s’ajoute les ambitions intra-équipe ; un Américain qui part, c’est une place ouverte pour les Luxembourgeois. Mais les joueurs professionnels ne sont pas prêts à former un syndicat. Ils ont pleinement intégré l’impératif compétitif. « It’s part of the business, wherever you play in Europe. You’re expected to produce, dit Miles Jackson-Cartwright, recruté il y a deux mois par le T71 Dudelange.
Clancy Rugg débarque en 2014 chez les Musel-Pikes en provenance de l’Université de Vermont. Tout l’été, il avait attendu un appel de son agent. Sa mère estimait déjà que le temps était venu qu’il trouve un boulot, pourquoi pas au post office local ? Puis, enfin, son agent le contacte : une équipe au Luxembourg serait intéressée. Deux jours plus tard, après une recherche Wikipédia et un vol transatlantique, Rugg se retrouve dans un appartement à Stadtbredimus. Il se rappelle sa nervosité lors des premiers matchs. « I felt I had to be Michael Jordan ». D’autant plus qu’il remplaçait au pied levé un compatriote qui venait d’être viré après seulement quelques semaines.
Small money Les salaires apparaissent pourtant modestes : Comptez entre 2 000 et 2 700 euros par mois. A priori, cette paie ne permet pas d’économiser des masses pour la vie de l’après-basket. « You focus on playing, so you don’t spent too much anyway », dit Jackson-Cartwright. « It’s a small league, so the money is small », note Clancy Rugg. En cas de victoires, des primes sont versées. Les clubs fournissent également une voiture et financent les billets d’avion. À quoi peuvent s’ajouter des petites attentions : déjeuners gratuits chez des restaurateurs-sponsors aux heures creuses, essence franco à la station-service du village ou abonnement pour les thermes de Mondorf-les Bains (pour les joueurs des Musel-Pikes). Les clubs mettent surtout à disposition un logement, souvent situé dans une résidence appartenant à un membre du comité.
Afin de financer la professionnalisation, les clubs doivent mobiliser leur base. Les membres organisent des bals, restent des heures debout derrière la buvette et grillent des Thüringer dehors dans le froid et la fumée. « Si l’Américain joue moyen, vous allez vite entendre des remarques du genre : ‘Méngs du ech géif héi Thüringer dréinen fir een Amerikaner deen näischt bréngt ?!’ », relate un connaisseur de la scène. Mais le gros de l’argent provient du sponsoring, ce qui explique que les salles de basket-ball sont remplies à ras bord de panneaux publicitaires. Et puis il y a les mécènes, plus ou moins discrets. Le livre autoportrait publié en 2015 par la Résidence Walferdange donne un rare aperçu sur ces réseaux de la bourgeoisie locale. On y apprend ainsi que René Elvinger, PDG de Cebi International et père de l’ancienne députée-maire de Walferdange, Joëlle Elvinger (DP), « prend personnellement en charge certaines dépenses engagées par le club ou lui fait des dons en numéraire ». Idem pour les frères Feidt (Carrières Feidt), très impliqués dans la vie du club et décrits comme « mécènes financiers ».
Anything can happen Au fil des décennies, de nombreux joueurs américains, à l’approche de la trentaine, ont décidé de rester au Grand-Duché, le plus souvent après avoir rencontré une Luxembourgeoise : Billy McDaniel, Denell Stephens, Clancy Rugg, sont les cas les plus récents. Derek Wilson reste l’exemple-type de cette intégration dans le microcosme luxembourgeois. Son père, George Wilson, avait été le premier de sa famille – des Afro-Américains qui venaient de migrer du Mississippi ségrégé au Nord – à intégrer une université, la NBA et la « upper middle class ». « Le basketball fait partie de notre vie et nous a propulsés en avant dans la hiérarchie sociale. On nous a inculqué depuis le plus jeune âge cette mentalité de gagneur », dira Derek Wilson en 2015 dans un entretien publié dans la monographie de la Résidence Walferdange. Derek Wilson y jouera sept ans (1991-1998), et fera carrière sur la place bancaire.
Au-delà des affiliations des clubs, la soixantaine de joueurs et joueuses américains forment entre eux une communauté. « When I first got over from Germany, I was kind of surprised how close these guys are, dit Miles Jackson-Cartwright. Germany is so spread out that the only time you saw the players of the other teams was during the games. » Au Luxembourg, par contre, les joueurs ne cessent de se croiser lors de leurs sorties. Parmi eux, la saga McKinnie aurait été « the talk of the season ». Jackson-Cartwright s’en dit « inspiré » : « It makes you want to work. Anything can happen in this game. »