Le 18 novembre 1918, une semaine après avoir aboli la monarchie de droit divin, le gouvernement mit fin au patronat de droit divin. Avec l’introduction de la journée de travail de huit heures, la république faisait son entrée triomphale dans l’entreprise privée. Le peuple ouvrier s’emparait de l’idée républicaine et essayait de la traduire en revendications matérielles. La république devenait république sociale.
Reuter avait voulu sauver la grande-duchesse en liant son sort à une aléatoire consultation populaire. Il se sauva surtout lui-même et n’empêcha pas les événements de suivre leur cours. Les Luxembourgeois étaient enfin libres de dire ce qu’ils pensaient et de faire ce qui leur semblait juste. Ils allaient le faire dans un joli désordre. C’était cela aussi, la république.
Tout le monde ne s’était certainement pas converti du jour au lendemain aux bienfaits d’une république luxembourgeoise. Tandis que la capitale et le Bassin Minier résonnaient du bruit des manifestations antidynastiques, la campagne restait étrangement silencieuse.
La guerre avait creusé un fossé profond entre les villes et la campagne, entre les producteurs et les consommateurs, entre ceux qui avaient des réserves pour survivre ou s’enrichir et ceux qui n’avaient que leurs bras pour travailler et beaucoup de bouches à nourrir. Les paysans n’aimaient pas plus les envahisseurs que leurs cousins du Sud et du Centre, mais ils n’attendaient rien de bon d’une république anticléricale et revancharde et ils étaient prêts à écouter les rancœurs d’un clergé profondément germanophile et francophobe, profondément blessé par leur départ de l’école. Pour eux la monarchie pouvait être un bouclier et un recours. Qui les protégerait autrement de l’orage et de la grêle ?
Emile Prüm était leur héros, Prüm, le châtelain de Clervaux, l’héritier politique de l’abbé Fallize. Prüm, le catholique ultramontain, l’homme de la loi scolaire de 1898 et du monument des « Klöppelkrieger », l’ennemi de l’industrie, l’homme qui avait appelé au secours les industriels de la Ruhr pour saler la facture des concessions minières. Le vieux Prüm avait accompagné en 1914 les convois de vivres de la Fédération des associations agricoles locales pour la Belgique martyre et qui avait ensuite lancé des pamphlets contre les crimes de l’armée allemande et le silence des catholiques allemands.1
Prüm était revenu des geôles allemandes ! Il s’adressait, le dimanche 17 novembre, à ses fidèles à Ettelbruck. Le Tageblatt le salua, légèrement ironique : « Auf einer Treppe aber, im inneren Hof des Mädchenpensionats stand Emil Prüm, wie damals als es den Sturm gegen Industrie und Schulgesetz galt, und um ihn standen in einigen hundert Exemplaren die Söhne des Öslings, die von ihren Pastörchen zu einer unblutigen Klöppelaktion nach Ettelbrück getrommelt waren. […] Da stand er denn, etwas abgemagert, mit dem durch die dreijährige Gefangenschaft ausgeprägten Duldergesicht. »2
Prüm était entouré d’Hubert Loutsch et de Mgr Frédéric Mack. Il appelait les paysans de l’Œsling à arrêter les bolcheviks sur la frontière de l’Our et à défendre une dynastie liée au peuple contre les agissements de la ploutocratie internationale. La ploutocratie ou le règne de l’argent était quelque chose de pire que le capitalisme, une perversion morale.
Au premier rang se tenaient les notables du parti de la droite avec le jeune et ambitieux Bech, un peu à l’écart une vingtaine de militants de la section syndicale d’Ettelbruck, un ruban rouge à la boutonnière. La réunion d’Ettelbruck n’avait pas rassemblé des foules énormes, mais le danger d’une polarisation de l’opinion publique se dessinait à l’horizon. Les trois orateurs étaient représentatifs des trois courants de la droite catholique, souvent opposés, pour une fois réunis. Hubert Loutsch, que la grande-duchesse avait voulu imposer en 1915 à la tête du gouvernement, était l’homme de la bourgeoisie catholique, des familles de brasseurs de Neudorf et Clausen et des notaires de campagne. Frédéric Mack était le patron de la Fédération des associations populaires, les « Volksvereine », organisation tentaculaire construite sur le modèle allemand, avec ses innombrables ramifications, son implantation au niveau des paroisses et son encadrement clérical. La Luxemburger Zeitung était inquiète « In Öslinger Bauernkreisen speziell schien gestern etwas wie Klöppelkriegshefe zu gären, ein Bedürfnis, mit Gott für Fürstin und Vaterland dreinzuschlagen. »3
La fermentation politique était aussi, semblait-t-il, à l’œuvre dans la classe ouvrière. Le mercredi 13 novembre, les ouvriers de Dudelange s’étaient réunis dans la salle Thiel-Weber à l’appel du conseil ouvrier et paysan de la capitale. Dudelange était restée une monarchie absolue sous le règne d’Emile Mayrisch, directeur de l’usine puis directeur général de l’Arbed. Mayrisch avait fait tout pour ses ouvriers, il avait construit des logements, des cantines, des économats et créé des assurances-pensions. C’était un homme généreux, mais il n’hésitait pas à priver de ces bienfaits ceux qui lui manquaient de reconnaissance, s’opposaient à ses ordres ou adhéraient à un syndicat. La nouvelle classe ouvrière qui se retrouvait dans cette usine moderne avait gardé ses racines paysannes. Il n’y avait à Dudelange que deux pouvoirs, l’usine et l’église, et deux populations, celle du village et celle immigrée et instable de la Petite Italie.
La réunion du 13 novembre commença avec retard, les organisateurs ayant été retenus à la Chambre. La salle était archicomble, impatiente, énervée. Le premier à prendre la parole était Nic Biever, 24 ans, fils de mineur, cadet de 11 enfants, depuis juillet 1917 secrétaire de la section locale du « Berg- und Hüttenarbeiterverband ». Le deuxième était Jean-Baptiste Rock, le secrétaire des cercles ouvriers catholiques, le troisième Jean Friedrich, instituteur, correspondant du Luxemburger Wort et chef local du « Jünglingsverein ».
Biever dit que rien n’autorisait le prétendu Conseil ouvrier et paysan à parler au nom des ouvriers, que ce n’était pas la grande-duchesse qui faisait obstacle aux revendications ouvrières et que personne n’avait le droit de porter atteinte à l’unité syndicale des ouvriers en faisant diversion avec des propositions loufoques. Une résolution fut rédigée à la hâte et adoptée à main levée: « Die Versammlung protestiert mit aller Energie gegen die schändlichen Umtriebe dunkler Elemente, welche als gefügige Diener einer gewissen Clique den Namen des Arbeiterrates missbrauchen. » Ensuite l’assemblée fut appelée à chanter l’hymne national : « Dies geschah und bei der zweiten Strophe standen alle auf und sangen entblößten Hauptes: ‚O Du, do uewen’ ».4 Dudelange était restée fidèle à la patrie et à la grande-duchesse. C’était en tout cas ainsi que le Luxemburger Wort voyait les choses.
Pendant ce temps, le gouvernement gardait son calme. Le lundi 18 novembre, il reçut en fin d’après-midi la visite d’une délégation du « Berg- und Hüttenarbeiterverband ». Ce syndicat avait été fondé en 1916 et comptait 6 000 membres en avril 1917, un tiers des effectifs de la grande industrie. Affaibli par l’échec de la grève de juin 1917, il avait perdu les trois quarts de ses membres et commençait seulement à retrouver ses anciennes forces. Fin octobre, il revendiqua 4 481 membres, sans compter les 3 950 membres du « Gewerkschaftskartell » ou du « Metallarbeiterverband » de la capitale.5
Les délégués de BHAV réussirent à convaincre le gouvernement de signer un communiqué de la teneur suivante : « Die Regierung hat im Prinzip beschlossen, vom 1. Dezember 1918 ab den Achtstundentag in den großindustriellen Betrieben einzuführen. Die Einführung dieser Maßregel wird wesentlich dadurch erleichtert, dass die genannten Betriebe infolge Koksmangel und Verkehrsstörungen augenblicklich nur mehr teilweise aufrecht erhalten sind. »6
Ces trois phrases bouleversaient la vie des classes populaires. La longueur de la journée de travail était de douze heures dans l’industrie du fer, dont 1,5 heures de pauses, et de dix ou 10,5 heures dans la petite et moyenne industrie. Depuis plus de dix ans, les organisations sociales-démocrates demandaient chaque premier mai : « Huit heures de travail, huit heures de repos, huit heures de temps libre ! » Il avait suffi d’une semaine de révolution et de deux heures de négociations pour que se réalise une des plus anciennes revendications du mouvement ouvrier. Finies les interminables journées de travail, finies la galère et l’esclavage. L’usine ne serait plus une prison ni une caserne. L’ouvrier serait un citoyen, l’usine une république. L’ouvrier aurait des droits et le patron des devoirs ainsi que des comptes à rendre.
La décision avait été prise sans consultation du patronat, dans l’urgence, ce qui risquait de poser quelques problèmes pour appliquer une mesure qui renchérissait considérablement les coûts horaires du travail. Les représentants de l’agriculture craignaient que l’exode rural ne soit accéléré, ceux des employés et de fonctionnaires trouvaient que cette mesure avantageait unilatéralement les ouvriers. Les critiques les plus acerbes provenaient cependant de la grande industrie.
Son porte-parole était Paul Würth, propriétaire des Ateliers de construction de Hollerich et co-fondateur de la Deutsch-Luxemburgische Hüttengesellschaft de Differdange. Würth adressa une lettre ouverte pleine d’amertume à Auguste Collart, le ministre en charge de l’Agriculture, du Commerce, de l’Industrie et du Travail. Collart était le jeune châtelain de Bettembourg, gentleman-farmer et rejeton d’une vieille famille aristocratique : « Je vous accuse de tous les malheurs qui viennent faucher notre industrie. Obéissant à des sentiments malpropres de démagogie, vous avez promis à quelques ouvriers députés la journée de huit heures […] Vous devriez avoir honte de vos procédés, qui, il faut que cela soit dit, n’ont d’autre but que de capturer les voix des ouvriers pour sauver la Grande-Duchesse. »7
Cette version d’un complot ayant pour objet de corrompre les députés du parti populaire et d’échanger le sort de l’industrie contre le sort de la Grande-Duchesse était très répandue dans la presse de gauche et semblait plausible. Elle se heurte pourtant au témoignage du principal intéressé, Collart, qui, quarante ans après les faits se défendit d’avoir servi de si noirs dessins et se considéra comme injustement ostracisé comme ennemi de l’industrie.8 Elle ne résiste pas non plus à l’examen minutieux des faits.
Il suffit de consulter les rapports publiés dans la presse syndicale pour se rendre compte que tout s’était décidé le 17 novembre, la veille du rendez-vous avec le gouvernement, lors d’une réunion du comité central du BHAV. Cette réunion avait été convoquée pour doter le syndicat d’un programme de revendications pour l’après-guerre : « Präsident Herschbach ergriff sodann das Wort zu dem Thema ‘Aktuelle Fragen’ und verliest nachstehendes Programm, welches die hauptsächlichsten Forderungen der Arbeiterschaft enthält. » Il s’agissait de onze revendications principales qui commençaient par la question du ravitaillement et se terminaient par la création d’une caisse de pension des ouvriers. La cinquième revendication portait sur la journée de huit heures. Rien que de la routine syndicale. Aucune attention particulière à cette dernière question, aucune mobilisation préalable.
C’est à ce moment-là que Mathias Stranen, militant socialiste et membre du conseil ouvrier d’Esch, prit la parole. Stranen lut l’appel du conseil ouvrier des ateliers de chemin de fer constitué le 15 novembre : « Kameraden! Eine Welt ist zusammengebrochen, eine Neue ist im Werden; dass wir die neue Welt müssen aufbauen helfen, um uns einen bescheidenen Platz in derselben zu sichern, ist uns klar geworden. Die Versammlungen der letzten Tage haben gezeigt, dass wir entschlossen sind, uns selbst zu helfen und dafür einzustehen: ‚Alle für Einen, Einer für Alle.’ Ruhe und Ordnung müssen gewahrt werden, wir haben uns dafür verbürgt. Und deshalb haben wir in den Versammlungen beschlossen: 1. Dass wir unsere Arbeitszeit regeln müssen; 2. Wir wollen nicht mehr der Laune eines Einzelnen ausgesetzt sein. Es ist eine gerechte Forderung, sie resultiert aus vier langen Leidensjahren. »9 Après une discussion approfondie on désigna une délégation de sept personnes qui devait se rendre au gouvernement le lendemain.
Le texte des ouvriers des chemins de fer était remarquable par bien des aspects, par le souffle du moment historique qui le traversait, par la référence explicite aux manifestations des jours précédents, par la volonté de ne compter que sur l’initiative et sur la solidarité des travailleurs et par le rappel des souffrances endurées pendant quatre années de guerre.
Que signifiait la guerre pour les ouvriers ? Avant tout la pénurie, la montée des prix, le surmenage et la surveillance de tous les instants. L’économie luxembourgeoise était intégrée à l’économie de guerre allemande, les conditions de vie ouvrière alignées au niveau allemand. L’ouvrier participait pleinement à l’effort de guerre, il payait le prix de la guerre. Il ne restait plus rien de la neutralité, de ce sentiment rassurant d’assister à la guerre en spectateur. La question de la durée du travail était présente, mais elle risquait trop vite d’être considérée comme une manière de sabotage de la production pour être trop mise en avant.
Quand, en décembre 1916, Michel Welter négocia à Berlin, en tant que ministre du Ravitaillement, un accord pour garantir le ravitaillement du pays, il s’entendit répondre : « Dagegen erwartet die deutsche Regierung auch Entgegenkommen unsererseits in verschiedenen Fragen. […] So sprach Herr von Stein von Wünschen der Industrie betreffs Verkürzung der Ruhepausen, Aufrechterhaltung der Lieferungen nach Trier (Milch) und Saulnes. »10 On comprend qu’il avait fallu beaucoup de sang-froid en novembre 1916 aux ouvriers des Ateliers Paul Würth pour engager une grève de trois jours dans le but d’obtenir la journée de dix heures. La grève générale de juin 1917 porta sur les salaires. Elle conduisit à l’intervention de l’armée allemande, mais la responsabilité du patronat était entière en ce qui concernait le refus de négocier et les licenciements massifs.
Le départ de l’armée allemande et le ralentissement de la production changèrent le rapport de forces. Le moment était venu de demander des comptes. C’est ainsi que se multiplièrent les mouvements sociaux, d’abord dans les anciennes entreprises allemandes, comme la société de chemin de fer « Wilhelm Luxemburg », la « Adolf-Emil-Hütte » de Belval et les « Deutsch-Luxemburgische Bergwerks- und Hüttenwerke » de Differdange. Début décembre, la lutte se généralisa et se concentra dans plusieurs centres de résistance patronale, comme l’usine Arbed de Schifflange, l’usine Paul Würth de Hollerich, l’usine Treinen de Colmar-Berg.
Le bras de fer dura plus d’un mois et prit la forme des conseils ouvriers. Lors de la réunion du 10 novembre 1918 à la salle Brosius, il n’avait pas seulement été décidé de donner le nom de « Conseil ouvrier et paysan » au comité élu ce jour-là, mais de constituer des conseils ouvriers dans toutes les communes et toutes les entreprises du pays. La référence aux exemples russes et allemands, « Alle Macht den Räten », « des soviets partout », était explicite. L’appel à constituer des conseils ouvriers se retrouve aussi dans la deuxième affiche républicaine et il fut répété lors du meeting d’Esch. Des conseils furent élus à Tétange, Kayl, Bettembourg, Differdange et sans doute à Rumelange. Un deuxième essai fut entrepris à Dudelange. Quant aux conseils paysans ils disparurent des affiches pour laisser la place aux conseils d’employés.
Pour les syndicalistes du Berg- und Hüttenarbeiterverband le problème prioritaire était de recruter des membres et de construire à partir des sections locales des structures d’« hommes de confiance » parallèles aux entreprises. Le syndicat essayait ainsi de se réimplanter dans les usines, dont il avait été chassé en juin 1917, le but clairement affiché étant d’obtenir que tous les ouvriers de l’entreprise entrent dans le syndicat qui ne serait donc plus une association extérieure à l’entreprise.
Le Berg-und Hüttenarbeiterverband revendiqua sur une affiche la grande victoire qui avait été conquise. « Achtung, Berg- und Hüttenarbeiter! Endlich haben wir die Einführung des Achtstundentages durchgesetzt! Die Regierung hat die Gewerkschaften anerkannt, sowie alle übrigen Forderungen der Arbeiterschaft im Prinzip angenommen. Aber auch die Arbeitgeber müssen die Gewerkschaften anerkennen! […] Es soll in Zukunft nur mehr Platz für die organisierten Arbeiter in unseren Betrieben sein! Fort mit den Schmarotzern! » Le syndicat loua les mérites du gouvernement et se lança dans une campagne de réunions.
Le journal socialiste Die Schmiede fit entendre un tout autre son de cloche : « Die Regierung hat sich entschlossen, ab 1. Dezember in den großen Betrieben den Achtstundentag einzuführen. Er kommt aber nicht durch Herrn Collarts Gnaden. Er kommt unter dem Druck der Verhältnisse. […] Die neugegründeten Arbeiterräte traten drohend mit derselben Forderung an die Regierung heran. Und sie gab nach, zuerst bei den Eisenbahnern, dann bei den Berg- und Hüttenarbeitern. Die Aktion der Massen hat den Achtstundentag erkämpft. »11
La grande victoire n’était en vérité qu’une promesse accordée par le gouvernement. Face au patronat ulcéré, le gouvernement recula d’abord la date de la mise en application du 1er au 15 décembre puis décida le 14 décembre de rendre la mesure effective par arrêté grand-ducal tout en prévoyant des exceptions.
Peu de témoignages existent sur ce qui se passa à l’intérieur des usines. Nous possédons celui de Jos Grandgenet, âgé alors de vingt ans et ouvrier à l’usine de Belval depuis 1912. Grandgenet était l’aîné de treize enfants, syndiqué depuis 1916. Son père était membre des associations ouvrières catholiques et ramenait parfois le journal anticlérical Der Arme Teufel à la maison. Jos Grandgenet fit partie d’une délégation de six ouvriers élue lors d’une assemblée ouvrière pour se rendre auprès du directeur Fritz Fischer et exiger la journée de huit heures. Le nouveau directeur de l’usine de Belval céda à leurs exigences avec effet immédiat et les délégués purent en rendre compte à l’assemblée des ouvriers qui attendait leur retour. Le lundi suivant la journée de huit heures fut introduite, quinze jours avant le délai légal.12
Aux Ateliers de construction Paul Würth, une délégation ouvrière fut élue le 28 novembre. Le patron n’accepta pas ses propositions et organisa de nouvelles élections. Lorsque celle-ci persista dans ses exigences, la direction mit à la porte de l’usine le président de la délégation, Auguste Becker. Le 14 décembre, les ouvriers se mirent en grève et firent appel à Pierre Krier, cofondateur du « Luxemburger Metallarbeiterverband » et secrétaire de la Commission générale des syndicats libres. Krier appartenait comme Biever et Grandgenet à une famille nombreuse de 12 enfants. Il était serrurier, travaillait comme conducteur de locomotive et était âgé de 33 ans au moment des faits. Le 17 décembre, le patron réintégra le délégué licencié et accorda la journée de huit heures. Les ouvriers reprirent le travail et créèrent une section syndicale.
Le même scénario se déroula au même moment dans l’entreprise Mathias Treinen de Colmar-Berg. Il s’agissait de passer de la semaine de dix heures et demie à la semaine de huit heures, ce que le patron ne voulait pas faire spontanément et de gaîté de cœur. La grève fut déclenchée le 16 décembre. Le 18, ils élurent une délégation et se mirent en contact avec Krier. Le 20 décembre fut signé l’accord.13
La résistance fut particulièrement vive dans l’usine Arbed de Schifflange, où les ouvriers avaient introduit les nouveaux horaires le 15 décembre en travaillant de leur propre initiative de 6 heures à 14 heures. Ils trouvèrent fermés les casiers contenant les outils et on leur coupa l’électricité entre midi et 14 heures pour les empêcher de travailler. L’après-midi, ils se réunirent dans le café Kayser-Claus à Schifflange pour élire une délégation de cinq personnes que la direction refusa de recevoir. Le lendemain, une deuxième assemblée se réunit, également à l’extérieur de l’entreprise, en présence des syndicalistes Kappweiler et Stranen. Ceux-ci furent chargés d’intervenir auprès de la direction pour obtenir un rendez-vous pour la délégation.
Le 20 décembre, la direction demanda aux 1 800 ouvriers s’ils étaient d’accord avec les horaires proposés par elle. 971 ouvriers répondirent par la négative et furent immédiatement licenciés. Les autres ouvriers se solidarisèrent avec leurs camarades, ce qui fit craindre « une grève générale » au commissaire de police d’Esch. Le 21 décembre, le commissaire de district informa le président du gouvernement « que la situation peut devenir très difficile eu égard aux incidents qui se sont passés au sein du corps des volontaires et de celui de la gendarmerie, incidents qui pourront avoir leur répercussion également auprès de nos services de police municipaux. Un autre danger réside dans le mauvais fonctionnement du service téléphonique qui n’a pas permis jusqu’alors à l’autorité centrale de se tenir suffisamment au courant de ce qui se passe dans le bassin minier. Vu la situation générale du pays et l’état des esprits du moment, il y a lieu de prêter aux événements une sérieuse attention. Que faudrait-il faire au cas où l’intervention d’une force armée sérieuse et appropriée à l’éventualité d’événements réellement graves serait requise ? »14
Le 23 décembre, nouveau rebondissement : l’Arbed ne voulut payer que six heures pour huit heures prestées. 1 500 personnes étaient concernées. La situation devenait explosive. Le bourgmestre craignit des troubles. Le 24 décembre, le commandant de la gendarmerie signala enfin qu’un accord de dernière minute avait été trouvé.15
L’introduction de la journée de huit heures fut un des plus grands succès du mouvement ouvrier du XXe siècle. Il resta acquis malgré toutes les menaces et tous les rebondissements. La grande peur du patronat s’atténua avec le temps, quand il s’avéra que la journée de huit heures ne fut pas le premier pas vers l’expropriation totale et la révolution bolchévique.
La journée de huit heures ne fut pourtant pas un cadeau tombé du ciel ou un acte généreux du gouvernement, mais le résultat d’une lutte collective de longue haleine. Tout commença avec l’action collective des travailleurs réunis dans l’entreprise. On agissait d’abord, on négociait ensuite. Le recours aux syndicats intervenait une fois la lutte engagée, dans le but d’échapper à l’isolement du tête à tête avec le patron et dans l’espoir de consolider les résultats obtenus en généralisant leur application.
Les conseils ouvriers furent une expérience unique de démocratie directe qui dura près de trois ans et se termina en mars 1921 par un ultimatum des ambassadeurs belge et français. Ils furent d’abord et avant tout des organismes de lutte et de concertation entre travailleurs, répondant au principe de souveraineté populaire, un contre-pouvoir limitant, contrôlant et défiant le pouvoir absolu du patronat. Leur activité ne se limita pas à l’aménagement des nouveaux horaires. Il mit fin à la toute-puissance des petits tyrans d’atelier, des contremaîtres qui se prenaient pour des gardes-chiourme, aux ordres injustes, aux chicanes, aux hurlements, aux punitions, à l’arbitraire. Une ère nouvelle s’ouvrait pour les ouvriers. Ils allaient apprendre à se faire respecter. La république prenait pour eux une tournure très concrète.