Dans le programme de coalition de la ville du Luxembourg, une série de mesures innovantes ont été proposées afin de favoriser une plus large intégration politique des citoyens. Il s’agit de mesures nécessaires mais – comme je vais essayer de le montrer – insuffisantes, car les défis de l’intégration politique des habitants de la capitale sont structurels, et risquent de s’aggraver rapidement.
Un premier défi est représenté par le pourcentage croissant d’étrangers habitant la capitale : pas moins de 65 pour cent de la population résidente est étrangère, et dans certains quartiers (Limpertsberg, Hollerich, Kirchberg, Neudorf) ce pourcentage dépasse les 70 pour cent, voire les 80 pour cent comme dans le quartier de la gare. La présence massive de « non-Luxembourgeois » ne fait que s’accentuer d’année en année, et pose le problème de leur intégration politique de manière urgente.
Deuxième défi : la forte mobilité de la population. Dans la seule année 2010, 11 922 résidents se sont installés, 10 424 sont partis et 7 256 ont changé de résidence dans la ville même. Sur 94 000 habitants, cela signifie que 12,7 pour cent s’étaient fraîchement installés, alors que les onze pour cent étaient partis et les 7,7 pour cent avaient changé de résidence au sein même de la ville. Ces flux et reflux de la population rendent Luxembourg comparable à une ville universitaire où chaque année une masse d’étudiants venant s’inscrire en premier année vient remplacer les étudiants qui ont terminé ou abandonné leur cursus universitaire.
Le troisième défi découle du fait que le luxembourgeois est la seule langue véhiculaire dans les débats du conseil municipal et dans les différentes commissions consultatives, à l’exception de celle destinée aux étrangers. En dépit d’une certaine offre d’information et de traduction (généralement en français), le luxembourgeois est objectivement une barrière pour l’intégration politique d’une large partie – probablement la majorité – de la population résidente. La volonté inflexible, exprimée par plusieurs sensibilités, à certains égards compréhensibles, d’exiger le luxembourgeois comme langue d’intégration, est illusoire dans le contexte particulier de la ville du Luxembourg.
On peut constater de manière visible l’échec de l’intégration politique de la population étrangère sur la base de sa participation aux élections locales ce qui n’est pas le cas pour les nationaux car le vote est obligatoire1. Au niveau national, seulement sept pour cent des candidats pour les communales étaient étrangers, et juste douze pour cent des résidents étrangers remplissant les conditions pour devenir électeurs se sont inscrits aux élections communales. À noter que dans la ville de Luxembourg, seuls sept pour cent des résidents étrangers se sont inscrits, ce qui la place avant-dernière au niveau national, juste devant la petite commune d’Eschweiler (5.4 pour cent)2. En poids électoral, c’est-à-dire en pourcentage effectif d’électeurs, les étrangers ne représentaient en moyenne – pour l’ensemble du territoire national – que neuf pour cent de l’électorat. Pour la commune de Luxembourg, ce score grimpe à 11,7 pour cent, car c’est la commune où les résidents étrangers sont proportionnellement les plus nombreux.
Ce taux insuffisant témoigne avant tout d’un désintérêt pour les affaires locales, ainsi qu’une certaine « impénétrabilité » des débats politiques. Il serait dangereux et probablement inconstitutionnel d’imposer l’enregistrement automatique sur les listes électorale après le délai légal de résidence. La solution proposée par le programme de la coalition de la ville, consistant à inviter explicitement les étrangers à s’enregistrer sur la liste électorale lors d’une visite au Biergercenter, après la période légale de résidence, est une proposition intéressante dont l’effet cependant risque de demeurer marginal.
Un deuxième échec de l’intégration politique concerne le fonctionnement des commissions consultatives. Alors qu’elles auraient la potentiel de devenir des canaux privilégiés, de par leur caractère spécialisé et consultatif, elles ne le sont pas car elles utilisent le luxembourgeois comme langue véhiculaire exclusive, car les délibérations ne sont pas publiques et, enfin, car elles suivent une logique partisane impliquant que chaque groupement de candidats est représenté en fonction du nombre de ses élus (art. 15 de la loi communale de 1988). Cette logique constitue une barrière à l’intégration politique du moment qu’une large partie de la population, qui serait disposée à s’engager dans les affaires locales, n’est pas prête à apparaitre publiquement comme membre de l’un ou l’autre parti. Par ailleurs, la nature partisane de ces commissions implique qu’elles poursuivent une rationalité souvent basée sur la confrontation d’intérêts prédéfinis et intangibles, au détriment d’une rationalité plus neutre visant la promotion du meilleur argument.
Il est vrai que les commissions consultatives des étrangers – que le règlement grand-ducal de 1989 rend obligatoires pour toutes les communes ou résident plus de vingt pour cent d’étrangers – disposent d’un statut particulier, dans la mesure où les membres étrangers de ces commissions ne sont pas choisis sur des bases partisanes et la langue véhiculaire est le français. Leur rôle est cependant marginal par rapport aux autres commissions. Dans une enquête menée sur un groupe représentatif des bourgmestres des communes, plus d’un tiers des maires intérrogés ont admis que le rôle de ces commissions n’était pas important (un score dépassant 50 pour cent pour les communes avec moins de 35 pour cent d’étrangers)3.
Cette absence d’importance, peut-être volontairement sous-évaluée par certains bourgmestres voulant faire bonne figure lors de l’enquête, résulte sans doute d’un niveau de motivation insuffisant, et enfin il découle une nouvelle fois du problème de la langue. C’est ainsi que Xavier Bettel, le nouveau maire de la capitale, qui est aussi le président de la commission consultative des étrangers, a admis dans une interview qu’il ma accordée que bien souvent ses membres étrangers n’exercent pas leur droit de suivre les travaux des autres commissions consultatives, car ils ne parlent pas le luxembourgeois.
Il serait injuste de dire que rien n’a été fait pour tenter de renforcer l’intégration politique des habitants de la ville de Luxembourg. Citons les consultations citoyennes du mardi matin permettant d’exprimer ses doléances, le « collège échevinal on tour » qui se déplace dans les différents quartiers pour expliquer sa politique et répondre aux questions, ou les journaux multilingues que l’on retrouve tous les mois dans nos boîtes à lettre. Selon le nouveau bourgmestre de la ville, ces initiatives ont connu un large succès. Le problème est que ces mesures sont avant tout informatives (et non participatives), et ne touchent qu’un public déjà intéressé aux choses locales. Il existe cependant deux initiatives qui méritent une attention plus particulière pour leur potentiel participatif et inclusif.
Il s’agit d’abord de la mise en ligne des débats des conseils municipaux, dont la première retransmission du 5 décembre dernier est déjà visible sur le site de la Ville : une mesure louable, car elle vise à accroître la trasparence des débats locaux, et par conséquent à rendre les élus locaux plus responsables devant les citoyens. Encore une nouvelle fois, c’est une mesure exclusivement informative qui risque, à l’instar de ChamberTV, d’intéresser uniquement les usual suspects, c’est-à-dire les journalistes traitant d’affaires locales, quelques groupes d’intérêts spécifiques, les élus politiques eux-mêmes pour jauger de leurs performances, ainsi que quelques geeks de la politique. La transparence à elle seule n’est pas suffisante pour sortir les citoyens de leur apathie politique.
Afin d’accroître l’attractivité de ces mesures, il serait important d’offrir une traduction directe (au moins en français et anglais), et d’offrir aux citoyens la possibilité de poser des questions en temps réel à leurs représentants politiques. La ville de Luxembourg pourrait prendre exemple des « conseils municipaux interactifs » de la ville d’Issy-les-Moulineaux, en France. Ces derniers permettent aux citoyens de poser directement des questions ou de soumettre des commentaires ou suggestions par internet, tout au long de la séance du conseil communal. Une telle démarche présenterait le double avantage de rendre plus attractif le conseil municipal de la ville, et d’enrichir les débats avec des opinions et des remarques qui, autrement, n’auraient pas été prises en considérations.
Une deuxième initiative, qui est probablement la plus intéressante, car elle s’insère aux racines même de la participation politique, est la mise en place de Comités de quartier. De quoi s’agit-il ? Le programme est à ce sujet encore vague. Il se contente de dire que les membres de la coalition comptent « analyser les possibilités d’introduire une instance permettant la participation des résidents au niveau de leur propre quartier, du genre ‘comités de quartiers’ en collaboration avec les ententes et les syndicats d’initiatives des quartiers. » Toute une série de questions restent en suspens : 1. Comment la ville sera-t-elle subdivisée en quartier ? Va-t-on considérer les 24 quartiers de la ville ou va-t-on regrouper certains quartiers pour obtenir des entités plus homogènes ? 2. Quel rôle auront les syndicats d’intérêts locaux ? Comment ceux-ci seront-ils nommés ? 3. Quel rôle auront les comités de quartiers ? Comment leurs membres vont-il être désignés ? 4. Comment les doléances et proposition émanant des habitants seront-elles regroupées et hiérarchisées ?
Bref, les problèmes organisationnels ne manquent pas, mais la question la plus fondamentale est de savoir si ces comités de quartier auront la capacité de créer un lien avec la large majorité des habitants de la ville, qui sont politiquement désengagés. Pour que cela advienne, trois conditions au moins doivent être remplies. La première est de promouvoir le multilinguisme dans les débats organisés par les comités de quartier afin d’intégrer les non-Luxembourgeois. Cela pourrait se faire, par exemple, par l’intermédiaire d’un système d’interprétariat volontaire organisé au niveau du quartier. La deuxième est de préserver ces comités des logiques partisanes, en ce sens que la nomination de leurs membres ne doit pas se faire sur base du poids électoral des partis. Enfin, il est absolument fondamental qu’ils aient un véritable pouvoir décisionnel. C’est la conditio sine qua non pour encourager les habitants du quartier à s’engager dans les affaires locales, de manière constructive et sur le long terme. En absence d’impact, les comités risquent de provoquer la frustration et l’inévitable désengagement des citoyens.
Le pouvoir décisionnel des comités de quartier implique que les avis qu’il propose soient sérieusement pris en considération par les élus locaux, mais aussi la mise en place de mesures courageuses et innovantes, comme le budget participatif.
De manière générale, le budget participatif est une procédure qui permet à des citoyens non élus de participer à la répartition de l’argent public. Il a été inventé à la fin des années 1980 à Porto Alegre (Brésil), et s’est rapidement diffusé à des centaines de villes en Amérique Latine. En 2008, il a été adopté par plus de cent villes européennes4. Dans le contexte des comités de quartier, la mise en place du budget participatif implique que les participants à ces comités décident, avec le concours des institutions communales, du budget d’investissement de la ville à hauteur d’un certain pourcentage (généralement autour des cinq pour cent). Les procédures suivies varient selon les spécificités des villes, ainsi que les compétences qui sont attribuées aux comités de quartier. En règle générale, les décisions sont prises à la majorité absolue suite à une série de délibérations publiques se tenant à intervalles réguliers dans des assemblées ou des forums spécifiques.
Les promoteurs de ces initiatives, ainsi que plusieurs chercheurs universitaires, soulignent que le budget participatif dispose du potentiel nécessaire pour mettre en avant et parfois satisfaire les demandes des couches sociales les plus démunies, pour renforcer et élargir la participation démocratique et, enfin, pour améliorer la gestion de la gouvernance locale « à travers la lutte contre le clientélisme, la réorganisation interne de l’administration et l’intégration plus rapide et systématique des besoins de la population dans les politiques publiques »5.
Dans le contexte de la ville de Luxembourg, l’énorme désengagement politique de la population justifie l’expérimentation de mesures courageuses, comme le budget participatif. Une telle mesure encouragera une plus large implication politique de la population, tout en ne dépossédant pas le pouvoir représentatif de la substance de ses prérogatives décisionnelles. Bref, les potentiels bénéfices démocratiques d’une telle mesure sont largement supérieurs aux potentiels dangers !