L’envergure de la crise économique se mesure aussi aux relents ouvertement xénophobes qui se propagent dans les boîtes aux lettres et sur Internet. La politique, pourtant, ne réagit guère

De la peur à la haine

d'Lëtzebuerger Land vom 16.12.2011

On voit à nouveau des croix gammées au Luxembourg. Pas occasionnellement, pas quelques-unes, mais on en voit de plus en plus, souvent proches de foyers pour demandeurs d’asile, souvent sur des murs délabrés, parfois à l’envers, comme pour indiquer que les auteurs ne seraient que des gamins inconscients. Elles fleurissent à Pétange dernièrement, surtout depuis que la commune s’est dit prête, début novembre, à loger provisoirement des familles de demandeurs d’asile originaires de Serbie dans des containers désaffectés qui se trouvent à côté de l’école primaire. Ce geste de solidarité a déclenché une véritable panique dans une frange de la population – style « et s’ils mangeaient nos enfants ? » – qui a culminé dans une manifestation haineuse et un déluge de commentaires xénophobes sur les sites Internet des grands médias nationaux et des réseaux sociaux, notamment plusieurs groupes de Facebook comme « Fir oder geint Asylantenheemer hei an Letzebuerg ??? ». Depuis qu’on a pu y lire des incitations à la violence – l’un proposant d’offrir de l’essence et l’autre le briquet pour mettre le feu au foyer –, les nerfs des observateurs sont à vif. Ces croix gammées sont moins l’expression d’un nouvel antisémitisme, mais d’une haine généralisée de l’Autre.

« Je ne voulais surtout pas qu’on prétende ne pas avoir su ce qui se passait, » explique ainsi Frank Schroeder, le directeur du Musée national de la résistance à Esch. Il a fait une capture d’écran du passage en question et envoyé la copie à la presse, aux députés et aux ministres, mettant en garde devant ces dérives racistes. Préparant une exposition sur les Roms qui s’ouvrira en février au musée, Frank Schroeder consulte régulièrement ces forums de discussions, les commentaires sur les sites des médias, les lettres à la rédaction pour suivre les réactions dans la population vis-à-vis de cette nouvelle population de demandeurs de protection internationale (DPI), qui arrivent depuis quelques mois. Sur les 1 986 personnes ayant déposé une telle demande durant les onze premiers mois de cette année, plus de la moitié (64 pour cent) sont originaires de Serbie et de Macédoine (source : ministère de l’Immigration), qui n’ont plus de besoin de visa spécial, et, fait nouveau, indiquent souvent leur origine rom sur leur demande. « Depuis l’automne, on constate une radicalisation du discours sur ces sites, regrette Frank Schroeder, ce qui s’est encore amplifié après les manifestations à Pétange. » Pour sensibiliser, il a fait réaliser des autocollants titrant « Intolérance, populisme, racisme, extrémisme... Oui, je résiste » et a déjà reçu beaucoup de commandes depuis son annonce1.

A-t-il profité de l’ambiance ou a-t-il seulement continué une campagne nationale entamée en été 2010 déjà, toujours est-il que Pierre Peters, figure tutélaire de l’extrême-droite luxembourgeoise, a ressurgi à Pétange aussi. Connu surtout pour sa National-Bewegong fondée en 1987, avec laquelle il a participé trois fois aux élections législatives et qui revendique sur Wikipedia avoir compté 1 300 mem-bres au milieu des années 1990, Peters a été vu fin novembre à Pétange en train de distribuer son tract intitulé « Étrangers dehors... » dans les boîtes aux lettres. Le conseiller communal vert Romain Becker a immédiatement réagi en déposant une plainte pour incitation à la haine et à la violence raciale. Lundi, le conseil communal a décidé de faire de même, le maire Pierre Mellina (CSV) déposera une plainte allant dans le même sens au nom du conseil.

Cette plainte rejoindra la vingtaine de plaintes similaires contre Pierre Peters, dont une de l’Asti (association de soutien aux travailleurs immigrés). En janvier dernier, une perquisition avait eu lieu chez Pierre Peters, et son site Internet Heemecht an Natur a été fermé. Une instruction judiciaire est en cours pour incitation à la haine ou à la violence selon les articles 454 à 457 du Code pénal, le dossier d’inculpation vient d’être transmis à la Chambre du conseil qui devra se prononcer sur l’éventuelle tenue d’un procès, qui pourrait, le cas échéant, déjà avoir lieu dans les prochains mois.

La grande question qui taraude les citoyens engagés contre cette nouvelle montée du racisme et de la xénophobie est de savoir à quel point Pierre Peters est encore le leader d’un mouvement ou d’une idéologie ou si, ce qui semble plus probable, il est isolé et agit tout seul. Un des groupes d’observateurs sur Facebook s’intitule d’ailleurs « Pierre Peters ? Nee Merci » et suit à la trace ceux qui revendiquent ouvertement leurs sympathies d’extrême-droite.

Deux des membres les plus ouvertement activistes sur ces groupes xénophobes, Daniel Schmitz et Francis Soumer, sont membres fondateurs de la nouvelle association sans but lucratif Lëtzebuerger Patrioten, fondée le 6 août de cette année et dont les statuts ont été publiés le 2 décembre au Mémorial. Le premier en est le trésorier, alors que le deuxième porte le titre de directeur général de cette association présidée par Jean-Marie Kremer, qui indique avoir 27 membres dont la liste nominative est publiée au Registre de commerce et des sociétés, et qui définit son but comme « œuvre social ayant pour but d’aider les citoyens en difficultés et aide aux personnes âgés et aux handicapés » (sic ! article 2).

Les discours dont se servent les adhérents à cette idéologie sont toujours les mêmes et ressemblent à peu près à ceci : « nous, les Luxembourgeois de souche (et souvent aussi de deuxième génération, beaucoup de femmes) sont les laissés-pour-compte dans cette société régie par une alliance de gauchistes et autres libéraux qui ne militent que pour les étrangers, surtout les demandeurs d’asile, qui sont pourris gâtés dans de luxueux containers avec télévision à écran plasma, reçoivent des allocations sans rien foutre et ne viennent que pour profiter de notre système social ». Imperméable à toute argumentation ou explication sur les raisons des migrations, ce discours marqué par la peur de l’Autre dévie vite vers une haine violente qui vise aussi bien cet Autre que celui qui prend sa défense. Tout aussi évidemment, à cette xénophobie se mêlent souvent dans un amalgame confus un amour affirmé pour la nature et les animaux, un certain enthousiasme pour les armes et les armées, la défense effrénée de la langue luxembourgeoise, l’agacement excessif de « devoir parler français » dans les commerces et les médias du groupe Jean Nicolas, notamment Lëtzebuerg Privat, comme organes de liaison.

Dans une étude sur l’intégration au Luxembourg qu’il vient de publier cette semaine, le Cefis note que la méfiance vis-à-vis de l’Autre est « davantage le fait de couches sociales défavorisées et fragilisées (moindre formation, moindre revenu, sans emploi ou emploi moins valorisé) ». Parmi douze groupes classés par nationalités, les personnes interrogées en mai-juin 2010 par TNS-Ilres pour cette étude affirmaient faire le moins confiance aux musulmans, aux demandeurs d’asile et aux ex-Yougoslaves. En général, note encore le Cefis2, la confiance envers les autres, qu’ils soient demandeurs d’asile ou frontaliers, augmente avec le niveau d’études.

Lors de son discours pour le vingtième anniversaire de l’Asti, en mars 2010, le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) avait mis en garde qu’il était persuadé que l’extrême-droite était toujours bien vivante au Luxembourg et pourrait décoller à tout moment si elle trouvait un leader charismatique prêt à articuler le mouvement (voir d’Land du 2 avril 2010). C’était avant l’arrivée significative de nouveaux demandeurs de protection internationale et les problèmes du gouvernement à gérer son obligation de leur accueil. Aujourd’hui, cette peste brune nauséabonde se fait sentir de plus en plus fortement dans la société, et bien que le « leader charismatique » manque encore, il est étonnant qu’aucun politicien national n’ait encore pris la parole pour condamner ces tendances et ces discours. La stigmatisation des demandeurs de protection internationale comme « touristes de l’asile » par le ministre de l’Immigration Nicolas Schmit (LSAP), début octobre, a certainement eu des répercussions catastrophiques sur la perception de ces populations par l’extrême-droite. Néanmoins, il ne faut pas oublier la très grande solidarité et la générosité de beaucoup de gens, qui partagent des vêtements, des jouets, de la nourriture et du temps avec ces nouveaux arrivants qui ne sont souvent que temporairement au Luxembourg.

Mais peut-être que le silence des ministres et des députés s’explique aussi par le fait que dans les couloirs des institutions politiques, il y a actuellement une crainte réelle que, dans le conflit interne qui divise plusieurs tendances au sein de l’ADR, ce soit la mouvance nationaliste qui l’emporte, avec Fernand Kartheiser en nouvel homme fort, qui tenterait de récupérer ces voix des marges.

1 Les autocollants peuvent être commandés gratuitement en envoyant un courriel à l’adresse musee@villeesch.lu.
josée hansen
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