On n’aura jamais fini de s’étonner du fait qu’il existe, au Luxembourg, un nombre disproportionnément élevé de poètes – et de surcroît francographes. Alors que le roman se publie plutôt en allemand et que les pièces de théâtre se font plutôt en luxembourgeois, comme par exemple Déi aner Halschend, de Jean-Paul Maes, dont la première a eu lieu avant-hier, mercredi soir, au château de Bettembourg, QG de la troupe du Kaleidoskoptheater. Ces constatations n’ont, évidemment, pas grand-chose à voir avec le fait qu’une langue soit plus apte à la poésie, parce que plus éthérée, qu’une autre, qui ne serait que propice aux proses lourdes et à la littérature paysanne, comme certaines critiques luxembourgeois de la vieille école nous ont fait croire pendant des décennies. Non, ces choses sont évidemment plus complexes, entre les affinités culturelles, l’amour pour la plasticité d’une langue et encore le moment propice d’une maison d’édition de se lancer dans la poésie francophone, comme l’ont fait les éditions Phi, il y a presque 30 ans, et le développement subséquent de tout un milieu littéraire, les raisons sont nombreuses et n’ont que peu à voir avec une quelconque hiérarchie idéologique des langues écrites.
Revenons aux poètes francographes : on viendrait presque à se dire qu’ils forment une école, de génération en génération. En tout cas, il est impossible de nier des connivences entre certains, ils l’affichent même dans leurs livres, par leurs références intertextuelles, par leurs exergues, par leurs dédicaces. Ainsi remarque-t-on de plus en plus la lignée qui part d’Anise Koltz et de José Ensch pour arriver à Nathalie Ronvaux et à Tom Nisse, par exemple, et cela non seulement parce que certains traits stylistiques plus évidents, comme le langage épuré, sans fioritures, comme l’immédiateté de l’image créée par les mots, ce qui fait d’elles quelque chose comme des conduits pour des voix innombrables et millénaires, tandis que les deux autres, alors qu’une même concision du vers les liait, se voulaient plutôt observateurs, arpenteurs de voies réelles ou intérieures, leurs textes se caractérisent plutôt par un langage en mouvement, une vision vectorielle.
Il en est ainsi, en tout cas, du dernier recueil de Tom Nisse, Après, paru chez Phi, dans la collection qu’on n’a plus besoin de présenter. Il s’agit d’un recueil assez hétéroclite, divisé en trois parties, avec les deux premiers ensembles (le premier au titre éponyme et le deuxième intitulé Les Restes des vieux ensembles) regroupant des poèmes écrits depuis le milieu des années 90, avec comme thématique prépondérante le voyage, la déroute, l’échappée. L’auteur y décrit des pérégrinations dans différentes villes, Paris, Bruxelles, Berlin et plus loin encore, créant ainsi une écriture à deux temps, premièrement en absorbant puis recrachant par le langage les endroits ainsi visités, mais également en inscrivant ses poèmes dans une réalité définie et décrite, comme les ruelles sombres de Bruxelles et sa faune nocturne, comme le soleil de Marseille, comme la gare d’autobus de Casablanca.
Mais c’est le troisième ensemble de poèmes, intitulé Stances qui nous a frappé le plus. En poésie, il s’agit d’un nombre défini de vers, mais, au théâtre, et c’est intéressant à quel point cette définition paraît également juste, ici, on nomme stance une forme de monologue versifiée. Stances est un recueil de poésie d’amour, une adresse à un être aimé, au bonheur d’être un couple, au plaisir de pouvoir dire nous. Ce genre d’amour qui redonne l’assurance nécessaire à réaffronter le monde, qui cicatrise les plaies d’un passé qu’on tente d’oublier, ce genre qui nous fait pousser un petit « oh », à la surprise de retrouver tant de tendresse dans de si brefs vers, comme ceux-ci : « Même si tu pars parfois/ comme ça j’aime l’odeur/ des traces que tu laisses ». Après est donc cela, une poésie urbaine, qui dit la ville, cet « univers si particulier », mais également une poésie plus intime, délicate, qui chante ce qu’on n’a plus assez l’habitude de chanter : la joie que donne le plaisir.