Faire aimer la marque Numéricable au public luxembourgeois n’est déjà pas une mince affaire et ses dirigeants se seraient bien passés de l’effet déplorable qu’a provoqué le 10 décembre la décision du Conseil de la concurrence reprochant au cablô-distributeur des pratiques anti-concurrentielles. À partir de son marché « captif » et presque figé du câble et anticipant sur ses pseudo-concurrents la fin de l’ère de la télévision analogique pour faire passer ses abonnés au numérique, Numéricable s’est lancé depuis cinq ans à la conquête de la téléphonie (fixe) et de l’Internet haut débit en imposant à ses clients l’achat ou la location d’un décodeur multiservices : la « boîte » ne permet pas seulement de décrypter les chaînes de TV numériques avec une bonne qualité image, elle sert aussi d’interface pour une série d’autres services comme l’Internet haut débit, la vidéo à la demande, la gestion du direct, l’enregistrement de programmes, etc, dont le téléspectateur de base n’a pas toujours l’usage, mais en paie le prix, sans avoir le choix de se tourner vers d’autres appareils. C’est ce que lui reprochent en gros les autorités de la concurrence, en plus de l’accuser de pratiquer des prix excessifs en facturant les secondes prises, alors que ce service serait parfaitement neutre du point de vue économique pour l’entreprise.
Le Conseil de la concurrence n’y a pas été par le dos de la cuillère en enjoignant la firme Coditel, désormais Numéricable, de changer certaines de ses pratiques, jugées non-conformes au droit de la concurrence, sans toutefois lui infliger d’amendes (uniquement des astreintes si l’entreprise refusait de se soumettre à ses « remèdes »), le dossier étant sans doute trop vieux pour y greffer des sanctions pécuniaires. Ce qui n’enlève pourtant rien au caractère surprenant de la décision sur le volet des prix excessifs (les frais d’abonnement de la deuxième prise de 60 euros, en plus de l’abonnement première prise entre 210,75 et 271,32 euros) : il est extrêmement rare en effet qu’une autorité de la concurrence en Europe retienne ce grief. Le Conseil de la concurrence n’a pas hésité à le faire, suivant ainsi le raisonnement de l’Inspection de la concurrence, alors même que le talon d’Achille de cette autorité est l’absence d’expérience et de moyens en matière d’analyse économique. C’est peut-être sur ce point que le dossier Coditel pourrait prêter le flanc à la critique s’il devait faire l’objet d’un recours devant les juridictions administratives. « Nous sommes en train d’examiner le dossier, il y a en effet beaucoup d’incohérences dans les différents reproches qui nous ont été formulés », explique dans un entretien au d’Land, Harvin Allagapen, directeur des opérations chez Numéricable. Christian Durlet, directeur général de Numéricable, se montre toutefois un peu plus dubitatif sur les chances de retrouver l’entreprise une nouvelle fois devant les juges administratifs pour mettre en cause la décision qui lui donne deux mois, c’est-à-dire jusqu’à la mi-février 2011, pour se mettre en conformité : proposer aux clients des décodeurs de base, ou permettre aux appareils (certaines télévisions haut-de-gamme sont pré-équipées de décodeurs), acquis en dehors du réseau Numéricable, de fonctionner – ce qui n’est pas évident du point de vue technique et économique – et cesser de facturer un abonnement supplémentaire pour une deuxième prise.
Compte tenu de la réaction que la décision du Conseil a déclenchée auprès des dirigeants de la firme, et les contestations sur les remèdes imposés par cette autorité, on les voit mal s’incliner d’ici deux mois. Pour l’heure, ils tentent de se poser comme des victimes expiatoires, arguant que leurs pratiques litigieuses (vente liée du service de cablo-distribution avec un décodeur imposé) sont aussi celles de leurs concurrents. Harvin Allagapen n’hésite pas à citer l’Entreprise des Postes et télécommunications, dont l’offre de programmes de télévision est fournie clef en main avec un décodeur maison, que l’opérateur public cherche à écouler à ses abonnés traditionnels du téléphone, même si cette pratique est aussi dans le collimateur des autorités de la concurrence et qu’elle a fait l’objet d’une décision, d’ailleurs contestée par l’EPT.
Le dossier Coditel est une affaire d’abord politique, électoralement sensible parce qu’elle touche à la télé de milliers de foyers luxembourgeois qui se sont fait prendre en otage par la politique de conquête de parts de marché des différents opérateurs présents sur le marché très morcelé et peu transparent du câble et à la recherche de diversification de leurs affaires. La Commission européenne s’était mis un temps en tête de mettre de l’ordre sur ce marché, en y imposant par exemple les mêmes règles que pour le marché des télécommunications où les opérateurs historiques, parce qu’ils avaient des longueurs d’avance sur un réseau déjà largement amorti, ont dû mettre leurs infrastructures à la portée de leurs concurrents pour des prix reflétant des coûts non-exorbitants. Bruxelles a fini par renoncer à s’attaquer à ce marché. L’Institut luxembourgeois de régulation s’était donc contenté, dans son analyse des marchés entre 2006 et 2008, à dresser un simple état des lieux du paysage de la cablô-distribution au grand-duché, dispersé entre les communes, des asbl et une poignée d’opérateurs privés plus ou moins puissants comme Eltrona ou Numéricable1.
Jeannot Krecké, le ministre LSAP de l’Économie et du Commerce extérieur, a hérité du dossier lorsqu’il est venu au gouvernement à l’été 2004, année d’ailleurs de la création des autorités de la concurrence au Luxembourg. Le ministre socialiste en a fait une affaire presque personnelle, sous des airs de neutralité, laissant faire l’Inspection de la concurrence puis le Conseil, qui sont des administrations dépendantes de lui. Pour autant, lors de l’audition en septembre dernier de tous les protagonistes de l’affaire Coditel, le représentant de Jeannot Krecké n’a pas pris parti et s’est rapporté « à sagesse ».
À l’instruction, qui a duré plus de cinq ans et démarré à la suite de plaintes de consommateurs exaspérés des hausses des tarifs de base des services Coditel (entre 25 et 50 pour cent à Differdange) lors du passage de l’analogique au numérique, l’Inspection de la Concurrence a procédé à un tri des doléances entre ce qui relevait du droit de la concurrence (absence de choix de décodeur, coûts supplémentaires pour les prises) et ce qui n’entrait pas dans son champ de compétences (droit des contrats, droit de la consommation) comme les défauts de qualité du service clientèle ou les coupures intempestives. S’il ne s’en était tenu qu’au Conseil de la concurrence, qui après l’instruction, passa au crible les conclusions de l’Inspection, les griefs auraient été radicaux : « Le Conseil tient à exprimer ses regrets que l’ensemble des reproches soulevés par les nombreux consommateurs n’aient pas fait l’objet de la part de l’Inspection de la concurrence d’une appréciation plus approfondie au regard de la notion d’abus d’exploitation », souligne la décision du 10 décembre.
L’entreprise eut été risquée pour une administration qui manque singulièrement de moyens et qui a vu ses responsables quitter les uns après les autres le bateau. L’instruction du dossier Coditel, sur le volet des pratiques de prix excessifs, a déjà montré un certain nombre de faiblesses, comme l’absence d’analyse économique, l’Inspection s’étant contentée de procéder par voie de comparaison : les autres cablô-distributeurs ne facturant pas de frais d’abonnement au-delà de la deuxième prise, il faut donc en conclure que Coditel fait payer à ses clients un service inexistant et « exploite abusivement le consommateur en tirant un profit non justifiable de sa position dominante sur son réseau ». Ce que les dirigeants de Coditel ont contesté, précisant que la mise en place de la seconde prise demande un deuxième raccordement à son réseau pour ne pas perdre le signal et assurer la qualité de l’image. La redevance correspond donc selon eux à un service réel.
Le Conseil les oblige endéans deux mois à cesser de facturer les frais d’abonnement des raccordements supplémentaires, sous peine d’astreinte. Le second remède imposé par le Conseil de la concurrence (l’inspection voulait contraindre l’opérateur à dresser une liste des appareils compatibles avec son réseau, ce qui aurait été disproportionné et bancal du point de vue du droit, les autres opérateurs n’ayant pas cette obligation) est de forcer le cablo-distributeur à commercialiser auprès de ses abonnés des décodeurs de base, sans les fonctions plus élaborées qui permettent à Numéricable de grignoter des parts de marché dans le secteur de la téléphonie fixe et l’Internet haut débit. C’est pour ça que ses dirigeants voient rouge et testent sérieusement la piste d’un recours devant les juridictions administratives.
Jean-Pierre Thilges
Kategorien: Autorenrechte, Patente und Marken, Fernsehen, Internet
Ausgabe: 23.12.2010