Trois ans après la parution du premier tome, où une trentaine de grands musiciens ont accepté de se soumettre au feu roulant des questions d’Alain Steffen, le chroniqueur musical remet l’ouvrage sur le métier. Fruit d’un travail considérable, l’imposant second volume vient, comme on dit, à son heure en cette fin de première décade du XXIe siècle, pour établir, à la lumière d’une centaine d’interviews de ses chevaliers servants, un bulletin de santé de Dame Euterpe.
Disons-le tout de go, ce second tome est dans la lignée du premier : une mine. Aussi est-ce sacrément bluffé qu’on referme les 516 pages de ce recueil kaléidoscopique de propos sur la musique. Bluffé, d’abord, par son auteur, qui, journaliste de radio (100,7) et de presse écrite (Tageblatt, kulturissimo, Pizzicato) animé d’une passion indéfectible, ne recule devant aucun sacrifice. Pour parvenir à ses fins, il a manifestement beaucoup lu, beaucoup écouté… et beaucoup voyagé, car, n’ayant pas l’outrecuidance de penser que les artistes vont venir à lui, il va vers eux et est, pour ce faire, capable de parcourir des centaines de kilomètres. Dans ce marathon amoureux au cours duquel il nous guide pas à pas à travers les arcanes du monde des interprètes, Alain Steffen fait preuve d’une foulée fluide, sans précipiter l’allure, sans non plus lambiner en chemin, porté qu’il est par ce qu’il faut bien appeler une « fascination musicale », tant l’ouvrage reflète la posture d’un « mélomaniaque » (au meilleur sens de ce mot-valise), i.e. celle d’un homme non seulement habité par la musique, mais aussi hanté, stupéfié, émerveillé par elle.
Ensuite, on est bluffé par les interprètes. « Comment parler de la musique ? » : tel est le défi auquel intervieweur et interviewés se confrontent moyennant un jeu de caractérisations très homogènes. Si ce panorama n’ambitionne pas l’exhaustivité, il se consulte néanmoins avec gourmandise. On navigue ici comme dans une grande aventure romanesque. La somme des informations, la variété des questions, souvent taraudantes, toujours passionnantes, et dont le caractère ciblé, pointu, « sur mesure », permet d’esquiver l’écueil des redites d’un entretien à l’autre, l’intelligence des réponses (nonobstant tel ou tel poncif), la mise en perspective des points de vue, tout cela, loin de donner le tournis, attise sans cesse la curiosité. À noter, l’importance d’une question obsédante à force d’être récurrente : celle concernant la musique contemporaine et le peu d’engouement – c’est le moins qu’on puisse dire – qu’elle suscite.
D’Amsterdam à Zurich, de Nicolas Altstaedt à Justus Zeyen, l’auteur, en prêtre laïque passeur d’émotions, confesse légendes vivantes (Pierre Boulez, Rita Gorr) ou musiciens illustrissimes (Mariss Jansons, Anne-Sophie Mutter) en même temps que jeunes talents dont la valeur n’attend pas le nombre des années (Julia Fischer, Stéphane Denève), les questionne inlassablement sur leur amour de la musique. Dans une approche par catégories d’artistes où ne sont omis ni les chanteurs, ni les compositeurs, ni les Luxembourgeois (brillamment représentés par Emmanuel Krivine, Christoph König, Matthias Naske et Remy Franck), le tableau d’ensemble qui est dressé situe à l’intérieur de ces catégories tels quatuors, tels directeurs de salle ou de festival, et même la star des acousticiens (Russel Johnson).
Le livre grouille d’idées térébrantes, comme celle que Jan Vogler a de la musique (« Spiegel der menschlichen Seele »), ou Jorma Panula de la mission du maestro (« Don’t disturb, only help »), ou Masaaki Suzuki de Bach (« er öffnet uns die Augen und das Herz für das Wesentliche »), ou encore Jonathan Biss de l’interprétation (« a three-way communication between composer, performer and listener »). Cela dit, et s’il s’avère que chacun(e) des artistes interviewé(e)s a une histoire réellement particulière avec son art, l’un des intérêts majeurs de cet ouvrage, riche, par ailleurs, en anecdotes cocasses (Ton Koopman jouant du clavecin, imperturbable au milieu de ses marmots qui piaillent et de ses chiens qui aboient) c’est qu’il nous permet de mieux connaître l’homme qui se cache derrière l’artiste.
Car Alain Steffen n’interviewe pas seulement des musiciens, quand bien même il leur doit ses plus fortes émotions. Ainsi, on mesure le rôle décisif que Kurt Masur a joué lors de la « Révolution pacifique » qui a conduit en 1989 à la chute du Mur de Berlin. Et l’on est épaté d’apprendre que Herbert Blomstedt estime que, s’agissant d’émotions partagées, la musique n’a qu’un seul rival : le foot ! On est ravi d’apprendre de la bouche d’Emmanuel Krivine que « le podium du chef n’est plus réservé aux machos ». Interloqué, lorsque Jonathan Nott déclare qu’étant d’essence spirituelle, la musique appartient à l’autre monde. Passablement interdit, lorsqu’on lit qu’en plein récital, Alfred Brendel s’en prend aux tousseurs (« Entweder Sie husten oder ich spiele »), ceux-là mêmes que Pierre-Laurent Aimard n’hésite pas à invectiver en les sommant d’arrêter de s’éclaircir la gorge (« Une salle de concert n’est pas un sanatorium »). Sidéré, enfin, d’entendre Hélène Grimaud se placer résolument sur le terrain métaphysique du divin. C’est avec une profonde intelligence que cette artiste humaniste, sensible et touchante, pour laquelle sans foi il n’y a pas d’amour, nous fait partager sa religion de la musique qu’elle place plus haut que tout. Jouer, dit-elle en substance, n’est pas une distraction, mais une œuvre essentielle dans un don absolu de soi-même, bref un « moment de grâce ».
L’auteur a le mérite rare de proposer du concret, du vécu, sans manières, mais avec plus de 500 pages de questions/réponses qui courent droit au but, dans un langage limpide, explicite et dépourvu de jargon doctoral. Quant à la copieuse iconographie enchâssée dans les entretiens dont elle ponctue la respiration, elle est à la hauteur du texte. Le résultat est un ouvrage destiné à devenir une référence dans le genre, car c’est un modèle de sérieux, tout en étant formidablement vivant et chaleureux, à la fois captivant et enrichissant, s’adressant aussi bien aux initiés qu’aux néophytes. Un livre édifiant, artistiquement et humainement. Un bonheur de tous les instants. Voilà, assurément, un beau cadeau de Noël. À offrir, à s’offrir ou à se faire offrir. Peut-on espérer voir Alain Steffen réaliser un jour un travail peu ou prou équivalent sur les acteurs de la vie musicale de notre pays ?
Elise Schmit
Catégories: Luxemburgensia
Édition: 23.12.2010