Le projet de loi dort dans le tiroir du ministre des Finances depuis 2013. Il vise un domaine des plus sensibles de la place financière : les sanctions du régulateur, la CSSF. La coalition gouvernementale s’était engagée à le confier à la Chambre dans son programme de 2013. « Le gouvernement introduira un système procédural de sanctions qui respectera aussi bien les exigences du droit européen (sanctions effectives, proportionnées et dissuasives) que celles de l’article six de la Cour européenne des Droits de l’Homme (garanties procédurales) », y lit-on. Il n’en a rien été durant la première mandature Bettel (DP) - Schneider (LSAP) – Braz (Déi Gréng) et l’objectif n’apparaît pas dans l’accord de coalition 2018-2023.
Pourtant, les sanctions sont tombées et bien tombées ces dernières années. Elles ont même explosé les plafonds dans le domaine bancaire (ils n’étaient pas bien hauts, certes). En termes d’occurrences, mais aussi de montants. Quatre millions d’euros tout rond pour Havilland le 21 décembre 2018. La good bank née en 2009 de la restructuration de l’Islandaise Kaupthing, partie en fumée suite à la crise des subprimes à la faveur de manipulations commises par ses dirigeants, s’est avérée pas si « good » que ça. « La Banque Havilland S.A. n’a pas respecté ses obligations professionnelles concernant la mise en place d’une administration centrale robuste, d’une gestion saine et prudente des affaires, ainsi que de dispositions en matière de gouvernance interne et de lutte contre le blanchiment d’argent », avait commenté le régulateur dans une communication, une fois n’est pas coutume, détaillée, mais publiée le jour du départ en congé de fin d’année.
Gros client qui tâche Une autre sanction administrative était accompagnée d’éléments de contexte. Celle concernant la filiale luxembourgeoise du groupe suisse Edmond de Rothschild. Prononcée le 21 juin 2017, l’amende de 8,985 millions d’euros fait figure (à date) de record sur la place. « La sanction précitée a été décidée à la suite d’une enquête et d’un contrôle sur place approfondis menés par la CSSF tout au long de l’année 2016 », était-il écrit. En cause : une gouvernance défectueuse, notamment dans sa politique de conformité, et de respect des obligations en matière de lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme. En toile de fond (mais ce n’est pas mentionné dans la publication officielle), les quelque 473 millions de dollars détournés du fonds souverain malaisien 1MDB. Le pactole a atterri avec le PEP (Politically Exposed Person) de client émirati, Khadem Al Qubaisi, sur les comptes de l’établissement luxembourgeois. Avec le recul, l’on comprend que la banque avait accueilli son lot de « HNWI qui tâche » et qu’elle obtenait cette « récompense » pour l’ensemble de son œuvre. Le prix s’avérait en fait moindre qu’attendu, en témoigne la reprise en 2017 de plus de la moitié des provisions réalisées en 2016 en vue de la sanction de la CSSF. La raison ? La banque aurait soigné ses maux via un processus de « remédiation ». Les responsables de l’établissement, à commencer par la baronne Ariane, et de la compliance façon gruyère suisse, se sont carapatés ou ont été licenciés. Le registre de commerce atteste même de plusieurs vagues de nettoyage. Un des rares membres du conseil d’administration à perdurer depuis juin 2016 est François Pauly. L’ancien administrateur délégué de la Bil est l’œil de la CSSF dans l’instance qui préside aux grandes décisions de l’établissement.
Blanchisserie chinoise Le précédent record en termes de sanction datait du 24 mars 2017. Le gendarme du secteur financier avait alors puni un établissement de crédit de la place, sans en dévoiler l’identité, pour 3,8 millions d’euros. Le Luxemburger Wort révélait qu’il s’agissait de la banque chinoise ICBC. Un peu plus tard, l’agence Reuters expliquait que la justice espagnole avait débusqué tout « un programme de blanchiment d’argent » via la succursale espagnole.
Tel est le top trois des sanctions. De nombreuses autres (22 depuis juin 2017 pour les seules banques) auraient pu être citées. Leur fréquence a considérablement augmenté depuis l’arrivée de Claude Marx à la tête de l’institution route d’Arlon. Mentionnons simplement celle, plus cocasse, publiée le 21 mai à l’encontre de RBC Investor Services Bank suite à une instruction de la Banque centrale européenne (BCE), superviseur en dernier ressort (depuis novembre 2014) : une rareté. La CSSF n’avait pas vu que la banque eschoise aux capitaux canadiens avait débarqué le Chief Risk Officer sans en avertir préalablement son conseil d’administration, un devoir selon les principes de gouvernance bancaire. Ironie du sort, l’histoire du licenciement remonte à l’époque où Marco Zwick, aujourd’hui directeur de la CSSF, dirigeait la conformité au sein du groupe RBC. La bagatelle (il s’agit d’une sanction d’apparence minime, à côté de celles prononcées en matière de lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme) a quand même coûté 120 000 euros à l’établissement, lequel avait tenté de résister. En vain.
Pourquoi insister plus particulièrement sur ces dossiers ? Parce qu’ils révèlent les changements majeurs que le régulateur et le législateur ont dû opérer depuis la crise… et le dernier rapport du Groupe d’action financière en 2010. Le Gafi avait alors mis le Grand-Duché sur sa liste grise pour un paquet de raisons, mais notamment parce qu’il montrait de graves lacunes dans son régime de sanctions à l’encontre des opérateurs du secteur financier au cœur duquel se trouvent les banques. « Huit condamnations pour blanchiment de capitaux ont été prononcées au Luxembourg depuis 2003. Selon l’équipe d’évaluation, ce faible nombre de condamnations et de sanctions, ainsi que leur faible niveau, soulève des questions au regard de l’efficacité de la mise en œuvre de l’incrimination de blanchiment de capitaux », écrivaient les évaluateurs.
Cuisine à l’étouffée Plus question de figurer sur les listes. Le simulacre de surveillance qui prévalait sous l’ère de Jean-Nicolas Schaus (décédé en mars) a pris fin avec son successeur en 2009. Jean Guill a le triomphe modeste. « Le renforcement des sanctions suite à la crise financière est un phénomène généralisé sur toutes les places. En sus, les directives européennes exigent des sanctions effectives, proportionnées et dissuasives. Dans le domaine spécifique du blanchiment, le rapport du Gafi a entraîné une augmentation des contrôles sur place et des sanctions », témoigne le prédécesseur de Claude Marx, arrivé en 2016 pour mettre les bouchées doubles.
Dans un article publié en 2017 dans le Journal des tribunaux du Luxembourg, intitulé « La pratique des sanctions administratives en matière financière », les avocats experts en droit pénal, André Lutgen et Marie Marty, multiplient les critiques envers le pouvoir sanctionnateur de la CSSF, à commencer par le « manque de transparence ». « Les décisions de l’autorité de surveillance ne sont pas régulièrement publiées, ni disséquées par la doctrine comme elles peuvent l’être chez nos voisins », ou encore, « il est tout à fait déroutant de constater que ni le législateur, ni l’autorité de surveillance, ni la doctrine, ne délimitent clairement le catalogue de sanctions auxquelles la CSSF peut avoir recours, ni même les critères sur la base desquels un acte de la CSSF pourrait être considéré comme une sanction. »Le régulateur dispose de pouvoirs conséquents, relèvent les avocats, notamment depuis la loi du 23 juillet 2015 (transcription de la directive CRD IV). Mais il n’est pas facile dans ce cadre pour un administré de la CSSF de se défendre. Les procédures administratives non contentieuses (PANC) de la CSSF devraient théoriquement donner les mêmes droits que le justiciable d’une procédure pénale, à savoir le respect du contradictoire, l’obligation de motivation, etc. L’encadrement du « cheminement procédural » est qualifié de « lacunaire ». De même qu’il n’y a pas de véritable instance de sanction, indépendante et impartiale, au sein de l’autorité de régulation, un reproche souvent entendu auprès des avocats spécialisés dans les tractations avec le régulateur au sujet de sanctions menaçant leurs clients. Les équipes de la CSSF mènent l’enquête, échangent avec l’administré, qui répond, puis un collège, les cinq directeurs en fait, prononcent la sanction. Claude Marx, Françoise Kauthen, Jean-Pierre Faber, Marco Zwick et Claude Wampach considèrent la gravité et la durée de l’infraction, le degré de responsabilité, la situation financière ou encore les gains obtenus avant de déterminer la sanction ou procédure administrative dont la punition extrême est le retrait de licence.
Pas de recours Aucune banque n’a jusqu’à maintenant engagé de recours contre une sanction devant la cour administrative, croient savoir nos interlocuteurs. Certains l’expliquent par la « peur » qu’inspire le régulateur. « Cela devient personnel », témoigne l’un d’entre eux. Comment mener une carrière au Luxembourg lorsque l’on contrarie le régulateur ? Or, il y a largement la place pour gagner, affirme-t-on chez les avocats, au moins devant la Cour européenne des droits de l’homme, notamment parce que la procédure d’enquête de la CSSF impose à l’administré de fournir les documents, sous peine de sanction dans le cas contraire, alors que l’article 6-1 de la CEDH protège le droit à ne pas s’auto-incriminer, et donc à s’abstenir quand on l’entend.
De manière insidieuse, la procédure de sanction de la CSSF et le dialogue qui s’installe entre l’enquêteur-sanctionnateur et l’administré rendent la mécanique comparable à une négociation. On l’a vu avec Havilland ou Edmond de Rothschild, les procédures de remédiation via l’intégration d’individus de confiance dans la gouvernance des établissements (et le principe des « quatre yeux » selon lequel deux personnes doivent être responsables devant la CSSF) permettent d’éteindre les incendies avant qu’ils n’embrasent le reste de la place. Alors bien sûr, la méthode peut paraître constructive et digne du pragmatisme national. Mais ne s’agit-il pas aussi d’un prolongement de la « cuisine à l’étouffée de Jean-Nicolas Schaus » (expression savoureuse empruntée à un spécialiste) lequel instillerait la croyance selon laquelle la procédure consisterait en de petits arrangements qui conduisent à épargner l’un ou l’autre établissement ? La partie de la loi sur le secteur financier relative aux sanctions offre une certaine marge d’interprétation. Par exemple, son article 63-3 permet à des banques d’échapper à une publication lorsque celle-ci lui « causerait, pour autant que l’on puisse le déterminer, un préjudice disproportionné ». Ainsi, aucune banque universelle (de détail, mais qui opère aussi dans la gestion de fortune) ne figure dans la liste des personnes morales sanctionnées publiée sur le site de la CSSF. Pas même dans la liste des entreprises condamnées à une amende administrative (quatre banques) suite aux révélations Panama Papers. Alors que les noms de grands groupes apparaissent dans la base de données du consortium de journalistes ICIJ. L’aléa peut s’expliquer par la relative jeunesse des règles propres à la connaissance des clients et au principe de non-rétroactivité des sanctions. Mais choque également le peu de condamnations, pénales cette fois, de la grande criminalité en col blanc. La perfectibilité de la collaboration entre le régulateur financier et le parquet (pour respecter le principe de non bis in idem, pas de double condamnation pour les mêmes faits) l’explique en partie, mais le faible nombre de condamnations pénales tiendrait, selon un magistrat, aussi au fait que les infractions sont souvent commises à l’étranger, comme ce fut le cas dans le dossier ICBC.
Du point de vue de l’avocat néanmoins, la procédure de sanction est contraire aux principes du droit. Pour Laurent Mosar (député CSV et avocat par ailleurs), une condamnation à Strasbourg ferait tâche, surtout que le Fonds monétaire international a déjà recommandé au Luxembourg de revoir sa copie en la matière. Puis « le Gafi apprécierait » poursuit le Lucky Luke de la question parlementaire. La réforme est à l’étude rue de la Congrégation nous y dit-on, même si dans l’ensemble « le régime a fait ses preuves ». « Aucune date ne nous a été communiquée », confie de son côté le président de la Commission des Finances à la Chambre, André Bauler (DP). Reste la question de savoir ce qu’on attend.