Crash Le 21 octobre 2014 au matin, les chaînes d’infos diffusent en boucle les images d’une carlingue retournée, déchiquetée et en partie brûlée par les flammes au bord d’une piste de décollage. Le visage bonhomme et la moustache broussailleuse de l’homme d’affaires français Christophe de Margerie se figent dans un médaillon au dessus du bandeau sur lequel défilent les mots : « Le PDG de Total est mort cette nuit dans le crash de son avion à Moscou. » L’information fait grand bruit évidemment. Le plus grand groupe du CAC40 perd son truculent patron. Très vite naissent les suspicions quant à la thèse de l’accident. Quelques-uns s’étonnent de la rapidité des autorités russes à désigner les responsables, notamment le conducteur (en état d’ivresse) de la déneigeuse que l’avion a percutée à son décollage et qui a causé le décès de l’homme d’affaires ainsi que ceux de l’équipage, deux pilotes et une hôtesse de l’air. Christophe de Margerie avait rencontré dans l’après-midi le Premier ministre russe Dmitri Medvedev. Au cours de la réunion en présence d’autres éminences du monde économique, il avait critiqué les sanctions prononcées par l’Union européenne et les États-Unis contre la Russie suite à son invasion de la Crimée. C’était il y a tout juste cinq ans.
L’avion de Christophe de Margerie était opéré par la société française Unijet. Celle-ci était devenue filiale de Luxaviation l’année précédente. Interrogé lundi soir à ce sujet au siège de Luxaviation sur l’avenue JFK, le chef et fondateur de l’opérateur en 2008, Patrick Hansen, qualifie le moment « d’extrêmement difficile, certainement le plus compliqué que la société a connu ». Le visage fermé, il répond que le groupe vit encore l’accident en tête, notamment dans la gestion des questions de sécurité, même si Luxaviation n’a jamais, souligne-t-il, été accusée. Le traumatisme demeure. Il se remémore la violence de la descente policière dans les bureaux de l’opérateur au Bourget, mais surtout « l’annonce à l’épouse du décès du père des enfants ». Luxaviation dévoile son humanité. Une fois n’est pas coutume.
Fantasmes La compagnie vole sous les radars. Le milieu, celui des personnes fortunées au service desquelles la société travaille, exige de la discrétion. La compagnie communique avec parcimonie et cultive (malgré elle, nous dit-on) le mystère. D’abord parce qu’elle est née avec les capitaux de Nikolay Bogachev, un milliardaire russe tombé en disgrâce aux yeux du Kremlin et qui a tenté de relancer son activité entrepreneuriale depuis le Grand-Duché à la fin des années 2000 via sa société d’exploitation pétrolière et gazière, Young Energy Prize (YEP). Patrick Hansen avait rencontré cet ancien du KGB reconverti dans les affaires à la chute de l’URSS alors qu’il exerçait à Moscou, pour Deloitte puis pour Fortis-Intertrust. En 2007, le Luxembourgeois a accompagné le Russe dans son installation au Grand-Duché en tant que directeur financier de YEP. Il s’est notamment occupé de son avion et s’est connecté au réseau de l’aviation d’affaires à cette occasion.
L’idée a germé. Luxaviation se développe avec la flotte de jets privés propriété des oligarques. Patrick Hansen reprend le manche en 2010 à Christian Heinzmann. L’ancien directeur général de Luxair (décédé en 2018) n’était pas parvenu à amener la société vers des cieux tranquilles. Entouré de ses fidèles, Knut Reinertz et Philippe Kauffman, via les groupes Edison et European Capital Partners dont ils sont associés, Patrick Hansen refinance Luxaviation et prospecte sur un marché qu’il connaît bien et dont les protagonistes flambent. En 2011, soixante pour cent du chiffre d’affaires est réalisé à partir de villes de la Fédération de Russie (d’Land du 11.11.2011).
Luxaviation se développe ensuite par croissance externe. Elle n’achète pas d’avions (ou le moins possible), mais des sociétés qui ont des contrats d’opération, souvent les leaders des marchés concernés : Fairjets (Allemagne) en 2011, Abelag (Belgique) en 2013, Unijet, London Executive Aviation (Royaume-Uni) en 2014, puis une majorité de Masterjet (Portugal) et surtout, le gros morceau, Execujet (Suisse, mais d’origine sud-africaine) en 2015. Luxaviation devient le deuxième opérateur d’aviation d’affaires au monde, derrière Netjets, filiale de Berkshire Hathaway (de Warren Buffett). Cette dernière opération, de plus de cent millions d’euros, est financée par la vente d’un tiers des actions de Luxaviation au China Minsheng Investment Group. Le groupe (1 500 employés selon les comptes statutaires, 1 700 selon la direction) jouit dorénavant d’une emprise diversifiée avec l’Europe pour pré carré. Le marché russe s’est, lui, effondré avec les sanctions économiques (moins trente pour cent) et peut-être aussi la méfiance envers les aéroports locaux. Ce que Patrick Hansen rechigne à confirmer.
Derrière Warren Luxaviation suit deux lignes principales de revenus. Le chartering (21 pour cent du chiffre d’affaires) consiste à opérer des avions qui appartiennent à des tiers pendant qu’ils ne sont pas utilisés. L’opérateur prend le cas échéant entre sept et douze pour cent de commission, nous explique la direction de Luxaviation. L’autre source de revenus provient de l’activité dite d’aircraft management, privilégiée aujourd’hui (52 pour cent du chiffre d’affaires). Les propriétaires des avions, environ 250, versent tous les mois un management fee à Luxaviation qui gère les pilotes (700 actuellement), supervise la maintenance, organise les vols, etc. L’entreprise développe en sus des business lines connexes, notamment la mise à disposition de FBO, pour fixed-base operations. Luxaviation possède 23 de ces terminaux pour clientèle fortunée avec douches, salles de réunion ou chapelles pour certains. La compagnie facture là le handling (huit pour cent du chiffre d’affaires), la prise en charge des passagers, des bagages ou l’essence. Le kérosène fait l’objet d’un commerce à part entière, également à des tiers, via la filiale Valcora. Sur les 17,6 millions de gallons (80 millions de litres) de fuel vendus en 2018, 17 pour cent l’ont été en dehors de la flotte. Flyskills vend elle des services techniques, opérationnels et en formation, en interne comme en externe.
L’expansion de la société à l’international laisse croire à une success story. Les résultats financiers tempèrent l’enthousiasme. Jamais de son existence Luxaviation n’a signé de bénéfice probant. Les seuls exercices positifs de la structure faîtière Luxaviation Holding Company ont été réalisés lors de ses trois premières années, en 2009, 2010 et 2011. Pour une poignée de milliers d’euros (13 000, 6 000 et 100 000) seulement. Et puis les pertes se sont enchaînées à coups de millions d’euros pour en cumuler quasiment soixante de déficit fin 2018. Le groupe est plombé par le poids de son endettement lié aux acquisitions. Luxaviation publie un résultat d’exploitation autour de zéro (- 650 000 euros en 2018 contre deux millions de bénéfices l’année précédente), mais la charge financière (autour de vingt millions d’euros) n’est pas compensée par les revenus du même type (liés aux activités de prêt par exemple, entre sept et onze millions en 2018 et 2017).
Patrick Hansen rassure en soulignant un Ebitda (revenu avant intérêt financiers, impôts, dépréciation et amortissement) de 21,7 millions d’euros en 2018 (quinze en 2017) sur un chiffre d’affaires de 558 millions d’euros (600 l’année précédente). Les fonds propres sont encore largement positifs à 41 millions d’euros, mais d’autres pertes similaires à celles de 2018, de 17 millions d’euros, précipiteraient vite le groupe et ses employés dans l’abîme. D’autant plus que des échéances financières se profilent. 206 millions d’euros étaient dus endéans un an selon le dernier rapport consolidé.
Luxshore Jusqu’à aujourd’hui, Luxaviation a compensé ses pertes annuelles par l’apport d’argent frais venu de l’extérieur, notamment du monde des family offices autour duquel les associés gravitent. Des grands noms de l’industrie européenne, tel Denis Solvay (qui détenait Abelag avec sa famille), côtoient des cadres du groupe et d’autres patronymes ou dénominations sociales qu’on retrouve dans la base de données de l’ICIJ (International consortium of Investigative journalism). Une société censée porter les intérêts des fondateurs, LPS Holding limited, est elle-même basée aux Îles vierges britanniques. Elle y bénéficie d’avantages fiscaux sans doute, mais aussi de confidentialité. La structuration du groupe (voir ci-dessous) fait l’étalage de la « sophistication » de la finance internationale et locale, jusqu’à une mystérieuse société AIM Services, au-dessus du véhicule utilisé par les Chinois de CMIG, dont les actionnaires ne sont autres que les associés fondateurs de la principale étude du pays, Arendt & Medernach. Interrogé sur cette société, Guy Harles utilise le joker « secret professionnel ».
Outre ces actionnaires plus ou moins identifiés, figure la Compagnie financière la Luxembourgeoise, la holding qui détient l’assurance du même nom. Et l’on comprend dorénavant mieux l’annonce jeudi dernier de la nomination de son président François Pauly (elle est en réalité effective depuis le mois d’août) au conseil d’administration de Luxaviation. Bien sûr, le « bekannter Finanzfachmann », comme l’écrivait vendredi le Wort (journal édité par le groupe de presse Saint-Paul présidé par le-même François Pauly) dispose des compétences. Comme il le fait lui-même remarquer dans sa réponse à notre sollicitation, l’intéressé a déjà travaillé dans le secteur aérien, plus précisément au board de Luxair. « Le secteur de l’aviation ne m’est pas complètement inconnu », dit-il, mais il remet à plus tard tout entretien approfondi sur ses préconisations pour Luxaviation. « Je dois encore bien comprendre les spécificités de l’aviation privée et des prestations offertes par l’aviation », explique-t-il. Luxaviation diversifie depuis plusieurs mois ses activités. Outre le management d’hélicoptères (« le même business que les avions, mais pour des vols plus courts », résume Patrick Hansen), Luxaviation s’est lancé dans l’exploitation de drones. Des tests ont été opérés au-dessus de vignobles luxembourgeois. Une activité pérenne est envisagée (en Afrique du Sud pour commencer) pour vérifier l’état des conduites de fluides comme les oléoducs.
Mais c’est surtout du cash que les actionnaires attendent après des années de vaches maigres. Lalux a investi trois millions d’euros dans Luxaviation et ce ne sont pas les seuls actionnaires à attendre de la liquidité. Les revenus liés à la cession en cours de bouclage de l’activité de maintenance (treize pour cent du chiffre d’affaires) à Dassault aviation (un secteur abandonné du fait notamment de l’impossibilité de trouver un accord sur l’établissement d’un hangar ad hoc au Findel où Luxaviation n’a quasiment plus d’activité) devraient être réinjectés dans la société pour lui permettre d’investir dans une activité. Une cession partielle de parts est envisagée pour rémunérer des actionnaires qui ont, jusque-là, fait preuve de patience.