Les amis et l’éthique Le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), prononcera le 11 novembre prochain le discours d’introduction au Sukuk Summit, une conférence organisée au Grand-Duché par la Banque islamique de développement (BID), institution financière qui rassemble 57 États membres et dont le but est de soutenir le « développement humain dans le monde musulman ». C’est un gros machin. La capitalisation de la BID s’élève à 100 milliards de dollars islamiques (monnaie virtuelle dont la valeur équivaut à celle des droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international, soit 80 milliards d’euros environ aujourd’hui). Ses principaux contributeurs sont l’Arabie saoudite (23,5 pour cent), la Libye (9,43 pour cent), l’Iran (8,25 pour cent), le Nigeria (7,66 pour cent), les Émirats arabes unis (7,51 pour cent) et le Qatar (7,18 pour cent).
L’événement, « organisé en partenariat avec le ministère des Finances du Luxembourg », lit-on sur sukuksummit.org, rassemblera des ministres, des gouverneurs de banques centrales, des dirigeants d’entreprises, des chercheurs et des experts pour discuter des derniers développements mondiaux liés à la finance islamique, une finance conforme au principe de la Charia, et notamment des sukuk, des titres de dette qui répondent aux mêmes exigences. Elles se fondent sur cinq piliers. Trois interdictions : l’intérêt, l’illicite et la spéculation. Deux obligations: adosser les transactions à des actifs tangibles et partager les bénéfices et les pertes.
Le Luxembourg s’était résolument lancé dans cet axe de diversification au sortir de la crise financière il y a dix ans. Cette finance éthique et responsable, avec notamment des niveaux d’endettement moindres, avait mieux traversé le traumatisme des subprimes. En recherche d’argent frais comme les places concurrentes, la caravane de la finance luxembourgeoise avait regardé du côté du Golfe persique (en sus de la Chine, de la Russie et de l’Amérique du Sud). Le Grand-Duché a par exemple trouvé dans le désert qatarien, par l’intermédiaire du binôme Albert Wildgen (avocat d’affaires et administrateur des bien du Grand-Duc) - Luc Frieden (ministre des Finances de 2009 à 2013) les capitaux pour renflouer sa compagnie de fret aérien, Cargolux, et la Banque internationale à Luxembourg (dont Luc Frieden prendra la présidence quelques années plus tard, avant le départ des Qataris, les poches bien remplies).
Gouverneur conquis La banque privée, les avocats et les fonds d’investissement regardaient avec le plus d’envie l’oasis financier arabe et les pétromonarques, ces personnes ultra fortunées censées remplacer les dentistes belges. Toutes les grandes boîtes (Arendt & Medernach, Deloitte, PwC, KPMG, etc.) ont publié leur brochure « Islamic Finance : Luxembourg, a hub ». Dans sa volonté de devenir la porte d’entrée des flux financiers en Europe, le pays se présentait régulièrement dans les pays du Golfe précédé de son prince puis grand-duc héritier Guillaume. Sufian Bataineh, expert en la matière au Luxembourg depuis cette époque, se souvient qu’Yves Mersch, alors gouverneur de la Banque centrale, a très fortement sensibilisé l’ensemble des acteurs à la finance islamique en tant que telle. Celle-ci pesait quelque 750 milliards de dollars dès 2008 et le potentiel réservoir d’investissement dans les pays du Golfe et en Asie du Sud-Est, où vivent les principales communautés musulmanes, s’établissait alors déjà à 5 000 milliards de dollars, « des placements éthiques basés sur la Charia qui n’ont, jusqu’à maintenant, pas été visés par le secteur bancaire traditionnel », déclarait le directeur de la BCL Yves Mersch au cinquième forum Belgique-Luxembourg et pays arabes à Bruxelles le 17 novembre 2009.
La Banque centrale du Luxembourg s’était en fait engagée très tôt sur le sentier de la finance islamique, dès 2005, avec des formations organisées avec l’Islamic Financial Services Board (IFSB). Le gouvernement a pris la suite. Il s’est assuré que les transactions conformes à la Charia bénéficieront d’une neutralité fiscale. Dans des communications sur le fil du rasoir, la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) s’est montrée ouverte aux investisseurs respectueux de l’Islam. Dans une circulaire, le régulateur explique ainsi que les « OPC Sharia » prévoient généralement un « conseil Sharia » dont les attributions doivent être précisées dans le prospectus du fonds et dont l’identité des membres doit être communiquée à la CSSF. Celle-ci précise toutefois qu’en tant « qu’institution laïque et en l’absence de capacités d’appréciation spécifiques des préceptes de la Sharia » il ne lui revient pas « de porter un jugement de fond sur la conformité de la politique d’investissement d’un OPC Sharia par rapport aux enseignements de la Sharia ».
Mais le gouvernement a surtout fait voter une loi pour que le Grand-Duché devienne le premier pays non musulman à émettre une obligation d’État en euros répondant aux préceptes de l’Islam. La loi 6631 du 12 juillet 2014 (déposée en décembre 2013, soit quelques semaines à peine après l’arrivée de la coalition DP, LSAP, Déi Gréng) permettait une émission obligataire d’une valeur de 200 millions d’euros adossée à trois immeubles. Les loyers payés pour occuper les grandes tours sur la place de l’Europe au Kirchberg et le Gutenberg, rue des Primeurs à Strassen, allaient ainsi générer des revenus pour les détenteurs des titres obligataires. La propriété des biens allait être rendue à l’Etat cinq années après la souscription de l’obligation… c’est-à-dire ces jours ci.
Tout puis rien Sur la place financière, l’ambiance était à la douce euphorie. Dans une interview accordée au Jeudi, le ministre des Finances Pierre Gramegna classait le projet de loi sur le sukuk souverain parmi les « bons moments » des premiers mois à la rue de la Congrégation. « C’était fantastique, énorme, seule Londres (leader européen et de loin sur le créneau de la finance islamique, ndlr) avait réussi pareil tour de force », commente aujourd’hui Sufian Bataineh. « Ils ont tout fait pour attirer les acteurs. Ils se sont ensuite donné du temps pour voir ce qu’il se passe. Mais rien ne s’est passé ou presque », témoigne l’expert. Et les brochures des grands cabinets n’ont pas été actualisées. Les chiffres de référence datent pour les plus récents de 2015.
Dans un entretien accordé à Chamber Aktuell en marge du vote de la loi sur le sukuk, Jean-Michel Pacaud, auditeur chez EY Luxembourg, avait prévenu : « Maintenant, il faut regarder les choses en face, on ne va pas voir massivement arriver des fonds en provenance des banques islamiques demain simplement parce que ce sukuk a été émis. » L’argent en provenance des pays du Golfe ou des communautés musulmanes en Europe n’a en effet pas transité plus que ça par le Luxembourg. Les missions économiques dans la région se sont raréfiées. La banque islamique, Eurisbank, qui devait voir le jour en 2014 au Grand-Duché a capoté. On note seulement que 44 fonds d’investissement (principalement des Sicav pour le grand public et quelques fonds spécialisés pour les investisseurs qualifiés) se conformant à la Charia sont enregistrés auprès de la CSSF. Le placement fait sens en termes de rendement. L’Eurekahedge Islamic Fund Index, un indice rassemblant les performances de 258 fonds d’investissement, revendique une performance annuelle moyenne de 2,98 pour cent (-4,66 pour cent en 2018, 6,38 en 2019).
Another Brexit opportunity Ce calme s’explique en partie par de nombreuses réglementations anti-blanchiment et de lutte contre le financement du terrorisme qui ont de plus en plus obligé les banques à s’assurer de l’origine des fonds de leurs clients. Or l’opacité qui règne dans les circuits financiers moyen-orientaux ne le permet pas toujours. Un chargé d’affaires interrogé témoigne que ses clients originaires du Golfe ne peuvent plus déposer leurs avoirs dans des coffres luxembourgeois (sauf s’ils sont propriétaires de la banque évidemment, comme c’est le cas de la famille régnante du Qatar, les Al Thani, propriétaire de KBL). Londres représente l’alternative pour accéder au marché européen, mais pour quelques temps seulement. Le Brexit redistribuera les cartes de la finance islamique en Europe.
La capitale britannique avait été la première ville d’accueil du Sukuk Summit de l’Islamic Development Bank. C’était l’année passée. Au moment de choisir un autre point de chute sur le Vieux Continent, le Luxembourg a paru un candidat naturel. Ce dont se félicite le ministère des Finances. « Le fait que le forum ait lieu au Grand-Duché montre que la place luxembourgeoise joue désormais un rôle non négligeable dans le monde de la finance islamique », communique-t-il au Land. Elle se décline en des termes sur lesquels les acteurs du marché local se sont positionnés ces dernières années. Seront ainsi abordées le 11 novembre les technologies financières (Fintech) et la finance durable (déclinée sous les auspices de l’Islam). Robert Scharfe, directeur de la Bourse de Luxembourg, s’exprimera sur le thème devant l’audience du centre de conférences européen. La plateforme de marché cote déjà depuis plusieurs années les obligations islamiques. Et l’on espère, dans les cercles liés au secteur, que le gouvernement tendra une nouvelle fois la main à la finance islamique en émettant, pourquoi pas, un deuxième sukuk souverain libellé en euros, éventuellement en marge de l’exposition universelle de Dubaï l’année prochaine où le Grand-Duché se déplacera en force.