d’Land : Devons-nous prendre la finance verte plus au sérieux que la finance islamique, l’avant-dernier hype de la place financière ?
Robert Scharfe : Quand on parle de finance islamique, on parle d’un produit supplémentaire dans les marchés financiers. Quand on parle de finance verte, on parle de l’avenir des générations futures. On a compris que les modèles de croissance sans fin et tous moyens permis ne sont pas soutenables à terme. On a compris que si on veut changer quelque chose, on a besoin d’argent et de la finance. Celle-ci doit se mettre au service de l’intérêt public, tout en restant en premier lieu un instrument d’investissement qui produit un rendement. Finalement, la grande différence entre la finance classique et la finance durable, c’est que dans la finance durable, on vous dit vers où votre argent part. À moins que vous ne préféreriez continuer à acheter des actions de sociétés quelconques sans vous poser d’autre question que celle du dividende, en ne vous souciant pas trop de comment ce dividende a été généré.
China Huadian Corporation est un producteur d’énergie chinois dont soixante pour cent des capacités proviennent de centrales au charbon. Cette firme a émis quatre green bonds sur la Bourse de Luxembourg pour financer la construction de centrales hydro-électriques. Une obligation peut donc passer pour verte, alors même que le modèle d’affaires des firmes qui l’émettent est désastreux pour le climat ?
Dans les obligations vertes, on ne juge pas l’émetteur, on juge son projet. C’est le principe de départ. Il y a deux ans, ce principe était encore incontesté. Mais les choses évoluent très rapidement. Je crois ainsi qu’aujourd’hui un groupe pétrolier ne fera pas l’unanimité dans le marché. Du moins s’il se borne à ériger quelques éoliennes qui ne constituent qu’une petite fraction de ses investissements. Les investisseurs demandent à voir de véritables stratégies de transition vers un business plus durable. Il y a une pression, et elle provient des investisseurs.
En attendant, on pourrait reprocher au Luxembourg Green Exchange d’aider des pollueurs à cacher la forêt derrière l’arbre. Pourquoi ne pas exclure ces sociétés dont le modèle d’affaires contribue au réchauffement climatique ?
C’est typiquement ce qu’une agence de rating pourrait faire. Mais notre rôle n’est pas de donner de bonnes notes ou de mauvaises notes. Il y a « fifty shades of green ». Ce n’est pas à la Bourse de juger ce qui est plus vert ou moins vert. Nous sommes une place de cotation, donc d’informations. Il y a différents standards internationaux et nationaux, et il ne faut pas confondre pommes et poires. L’objectif, c’est de fournir une plateforme d’information et de la rendre disponible gratuitement aux investisseurs.
En attendant une taxonomie européenne pour la finance verte, donc une sorte de label « bio », le Luxembourg Green Exchange reste donc flexible ?
La Bourse de Luxembourg oblige les émetteurs à respecter les standards volontaires qui existent dans le marché en les rendant obligatoires. C’est la principale caractéristique du Luxembourg Green Exchange créé en 2016, et elle nous distingue de toutes les autres bourses du monde. Il faut livrer un minimum d’informations ainsi qu’une « second opinion ». Celle-ci est établie par des sociétés indépendantes et spécialisées qui certifient que le projet réponde aux différentes normes du marché que la société compte respecter. Nous exigeons surtout que l’émetteur revienne régulièrement vers l’investisseur en rapportant sur le projet et son impact. Au bout de trois ans d’existence du Luxembourg Green Exchange, cent pour cent de nos émetteurs ont respecté cet engagement. En émettant une obligation verte, l’émetteur est disposé à engager des frais et efforts supplémentaires pour établir ces rapports.
Bien que n’ayant nullement besoin de capitaux, Apple s’est profilé comme un des principaux émetteurs de green bonds. Venant de la part d’une firme accusée d’obsolescence programmée, cela ressemble à une forme de greenwashing…
En fait, ce fameux risque de « green washing » n’existe pas vraiment. Ce terme résulte du fait que vous et moi, nous puissions avoir différents avis sur ce qui est vert. Mais c’est là une question de préférences plutôt que de malversations. Je ne connais aucun cas d’une firme qui aurait délibérément essayé de tricher. Les investisseurs qui s’intéressent à ce segment regardent la documentation de très près. De toute manière, il y a tellement de capitaux disponibles sur le marché que personne n’a besoin de peindre son obligation en vert…
Par contre, la notion d’« efficience énergétique » reste problématique. Une centrale au charbon peut ainsi être rendue plus « efficiente » en installant de nouveaux filtres. Une émission pour un tel projet, passe-t-elle pour « verte » sur le Luxembourg Green Exchange ?
Le charbon est exclu des standards internationaux que nous appliquons. Un tel projet purement coal nous ne l’accepterions donc pas au Luxembourg Green Exchange.
Les régulateurs chinois, eux, incluent les investissements dans les centrales au charbon parmi leurs obligations vertes.
Nous affichons les green bonds chinois séparément, et non sur le Luxembourg Green Exchange. La banque centrale chinoise définit son propre catalogue d’obligations vertes, qui inclut en effet les projets dits de « clean coal ». Or, avec l’exposition aux marchés et investisseurs internationaux, les Chinois sont en train de revoir leur taxonomie. Il y a de grands espoirs que le charbon en disparaisse. Le standard évolue et s’harmonise…
Combien pèsent les obligations vertes par rapport à l’ensemble des obligations que vous émettez à la Bourse de Luxembourg ?
Nous cotons grosso modo 3 500 lignes d’obligations par an, dont une centaine de green bonds. Vous voyez donc les proportions... Mais le fait reste qu’année après année, les obligations vertes augmentent à un rythme très rapide. Durant la première moitié 2019, nous avons battu tous les records : une augmentation de presque cinquante pour cent sur une année. Le Luxembourg Green Exchange détient une part de marché de cinquante pour cent des obligations vertes émises dans le monde. Toujours est-il que les green bonds constituent aujourd’hui moins de deux pour cent du stock de toutes les obligations. Alors comment passer à quarante, à cinquante pour cent ? Comment accélérer ce développement ? Ce sont les questions que nous nous posons.
Vous plaidez pour une accélération de la finance « verte ». Mais qu’en est-il d’une décélération de la finance « brune » ? À commencer par les fonds qui investissent dans des combustibles fossiles et qui sont domiciliés au Luxembourg. Êtes-vous en faveur de mesures contraignantes, par exemple un relèvement de la taxe d’abonnement ?
En finance, il n’y a pas de marché luxembourgeois, ni même européen, mais un marché global. Le marché des capitaux est libre et le capital est très flexible. Plutôt que d’en venir à des mesures restrictives très sévères, il faut réfléchir à des encouragements. Vous n’allez pas changer la finance du jour au lendemain. Le changement viendra de l’investisseur qui doit comprendre qu’il a le pouvoir d’orienter la finance. Et surtout qu’il n’a pas de choix à faire entre un investissement responsable et un rendement conforme au marché.
Vous oubliez un élément central : l’urgence climatique. Selon l’Onu, il nous reste douze ans pour réussir la transition écologique. La méthode que vous préconisez n’aboutit-elle pas à du too little too late ?
Ni vous ni moi n’avons aujourd’hui la réponse à cette question. On pourrait être tenté de définir des critères sévères, qui risquent de créer des résistances importantes. Mais je reste convaincu d’une chose : Il faut éviter de devenir trop contraignant, et plutôt encourager tous les pas entrepris dans la bonne direction. On ne peut pas se cantonner au seul dark green, qui représente seulement une petite fraction du marché. Avec deux pour cent parfaits, on ne va pas changer quoi que ce soit.
Avez-vous une estimation du nombre de fonds domiciliés au Luxembourg qui investissent dans l’industrie fossile ?
Franchement, je serais incapable de répondre à cette question. Pour la simple raison qu’il faudrait une base de données complète de tous les investissements faits par ces fonds. Ce qui serait assez difficile : 4 500 milliards d’euros sont investis dans des milliers de fonds domiciliés au Luxembourg…
Les gouverneurs de la Banque de France et de la Bank of England viennent de publier une lettre ouverte dans laquelle ils mettent en garde contre les risques systémiques liés au changement climatique, dont les stranded assets. Pourquoi n’entend-on pas de telles mises en garde de la part des autorités luxembourgeoises ?
Par ses activités de crédits globaux, la City de Londres me semble beaucoup plus exposée au risque climatique que la place luxembourgeoise. Nous savons tous que le pétrole ne peut pas disparaître du jour au lendemain. Mais si j’étais actionnaire d’un groupe pétrolier, je me poserais des questions sur la valorisation. Celle-ci se fait sur base des réserves évaluées à certains prix. Mais ces réserves pourront-elles vraiment être un jour utilisées ? Il est possible qu’une partie de la valeur de la société ne se matérialisera jamais…
Beaucoup de green bonds financent de gigantesques projets d’infrastructures. Ils comportent donc un risque inhérent pour les droits des populations riveraines, sans parler de corruption.
C’est toute la raison d’être du rapport d’impact. Pour un tel projet, l’émetteur doit fournir des informations sur ce qui se passe sur le terrain, y inclus les dommages collatéraux. Mais tout le monde n’a pas les mêmes critères d’investissement. Il existe des investisseurs qui retiennent l’impact local comme premier critère. Prenez le « clean coal » en Chine : Si vous investissez pour qu’une ancienne centrale de charbon soit remplacée par une entité moderne et efficiente, l’impact sur la qualité de l’air sera phénoménal. Pour les riverains, la situation va donc beaucoup s’améliorer. D’autres investisseurs, par contre, vont dire : Cela reste du fossile, on n’y touche pas. Il n’y a pas une seule vérité.
La Commission européenne veut obliger les banques à étendre les profils-clients aux préférences durables. Les banquiers devront-ils à l’avenir également proposer des produits verts à leurs clients ?
Aujourd’hui, les banques n’y sont pas obligées. Mais, une fois la nouvelle réglementation européenne en place, le banquier sera obligé de s’entretenir avec vous sur vos préférences en matière environnementale et durable. Bientôt, dès que vous comptez des valeurs mobilières dans votre portefeuille, vous pourrez dire : Je veux investir dans ceci, mais pas dans cela. C’est un élément extrêmement important. Car ce sera l’homme de la rue, le citoyen moyen, qui se trouvera impliqué. Il s’agit d’un effet de levier extrêmement important pour orienter plus de capitaux vers des projets d’investissements durables. On ne peut pas suffisamment insister sur la question d’éducation des investisseurs. Tout va passer par là.