Pas content. L’avocat de Fiat, Guglielmo Maisto, se lève d’un pas décidé vers la sortie de la salle d’audience sitôt le jugement rendu. Le recours introduit par le constructeur automobile et l’État luxembourgeois est rejeté ce mardi par le Tribunal de l’Union européenne. Maître Maisto sort, puis revient illico. Le délibéré suivant, un recours similaire introduit par Starbucks et les Pays-Bas l’intéresse également. Celui-là est retenu. « La commission européenne n’est pas parvenue à démontrer l’existence d’un avantage sélectif » en faveur de la filiale batave de la firme américaine, tranchent les juges.
L’avocat de Fiat ressort encore plus désappointé du prétoire de l’annexe C, extension de la Cour de Justice qui marque le coin entre l’avenue JFK et le boulevard Konrad Adenauer au Kirchberg. Dans son dossier, les juges européens concluent que Bruxelles a bien le droit d’ordonner au groupe Fiat/Chrysler de restituer quelque 23 millions d’euros au Grand-Duché parce qu’il a bénéficié d’une aide d’État indue à la faveur d’un ruling octroyé en 2012.
Guglielmo Maisto, pointure italienne du droit fiscal, se montre contrarié. Pense-t-il aux nécessaires actualisations de ses ouvrages International and EC Tax Aspects of Groups of Companies, Courts and Tax Treaty Law ou encore The Meaning of Enterprise, Business, and Business Profits under Tax Treaties and EU Tax Law ? Impossible de lui poser la question. Pas même de l’approcher. Une poignée de sbires l’entoure alors qu’il téléphone pour, comprend-on, informer son client du jugement. L’un de ces juristes trente ou quarantenaires de la partie demanderesse nous déboute sèchement. « Adressez-vous à Bob Kieffer. » Le fidèle parmi les fidèles du ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) s’avère seul habilité à communiquer à ce sujet. Le ministère se contentera d’un communiqué laconique. « Le Luxembourg analysera l’arrêt avec toute la diligence requise et réserve tous ses droits. » La nervosité transparaît. La décision rendue mardi, c’est du sel jeté dans une plaie en voie de cicatrisation. Voilà sept années que la procédure hante la rue de Congrégation.
Fiat, enfant « illégitime » de Luxleaks La Commission européenne matérialise son intérêt pour les décisions anticipées émises par les Etats-membres, et notamment par l’administration fiscale luxembourgeoise, le 19 juin 2013, quand elle envoie au Grand-Duché une première demande d’informations sur ses pratiques en la matière. La démarche, qui n’est pas rendue publique, tient à l’attention médiatique portée au sujet des rulings (indirectement à cause d’un lanceur d’alerte nommé Antoine Deltour, mais on ne le sait pas encore). En 2012, les journalistes de Cash investigation (France 2) se sont invités dans les couloirs de l’administration des contributions à la recherche de Marius Kohl, le préposé du bureau d’imposition des sociétés numéro six qui tamponne à tour de bras les accords avec les multinationales. Faute de Marius Kohl, le ministre Luc Frieden (CSV) répond, regard hagard, aux questions (les faucons diront « inquisitrices ») de la présentatrice Élise Lucet. Mai 2013, le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) s’y colle avec davantage de maestria pour l’un de ses derniers passages à Bruxelles en tant que chef de l’exécutif. Cette deuxième émission est diffusée par le service public français le 11 juin, soit exactement huit jours avant la prise de contact officielle entre la Commission et Luxembourg. La même démarche a été opérée par Bruxelles avec La Haye et Dublin (la filiale irlandaise d’Apple est visée dans le reportage de France 2).
Les services du ministère des Finances jouent la montre tant bien que mal. L’argument de la préservation de l’anonymat du contribuable est employé à l’envi. N’oublions pas que le pays n’a alors donné que son accord de principe à l’échange automatique d’informations. L’article « Looking into sweetheart tax deals » du Financial Times en septembre 2013 au sujet des gâteries faites par l’Irlande, les Pays-Bas et le Luxembourg aux multinationales provoque l’ire du cabinet Frieden. On soupçonne la direction générale de la Concurrence d’avoir « sponsorisé » la publication. Les entreprises multinationales qui passent par le Luxembourg pour limiter leur imposition globale prennent connaissance de la fragilisation de ces places, à commencer par la plus petite d’entre elles. Le ministre envoie dans la foulée un courrier assassin au commissaire européen en charge, Joaquín Almunia. Il l’accuse d’instrumentaliser la procédure d’aide d’État pour avancer dans le domaine de la fiscalité où l’unanimité prévaut au niveau européen. Le Luxembourg traîne encore des pieds. Il a conditionné son passage à l’échange automatique d’informations fiscales (dans le cadre de la directive épargne) à un mouvement similaire de la Suisse et de quatre autres places financières européennes qui n’appartiennent pas à l’UE. La doctrine du « level playing field » est née au conseil Ecofin de Dublin quelques mois plus tôt, en avril 2013, pour favoriser la disparition du secret bancaire dans le cadre du G20 et de l’OCDE. L’impératif demeure l’attractivité du pays pour les grandes entreprises, notamment celles du digital. En mars, Luc Frieden s’était empressé à Seattle au chevet d’Amazon après avoir appris que Londres draguait l’entreprise pour qu’elle délocalise ses activités européennes en Grande-Bretagne, où l’on pourrait la protéger plus facilement des attaques contre la souveraineté nationale en matière fiscale.
Défense âpre puis lâche Le 15 janvier 2014, le ministre des Finances a changé, mais la philosophie demeure… un peu de tact en plus. Le nouveau titulaire du poste, Pierre Gramegna, fait envoyer 22 décisions anticipées à la task force bruxelloise en charge de l’enquête. Elle sont censées refléter les différents secteurs d’activités (la banque, l’industrie, le private equity, etc.) tout en préservant l’anonymat des contribuables. Les fonctionnaires du fisc croient avoir tout caviardé. Un sigle est resté : FFT. Les technocrates de la Commission ne mettent pas longtemps à identifier le contribuable : Fiat Finance and Trade. La froide mécanique est lancée.
Le dossier est enregistré nominativement par la « DG Comp » le 21 février 2014. Parallèlement (le 24 mars) la Commission européenne enjoint le Grand-Duché de fournir davantage d’informations sur les rulings et le régime luxembourgeois de la propriété intellectuelle au prétexte qu’ils cacheraient de possibles aides d’État. Le gouvernement conteste la légalité des demandes et introduit un recours devant la justice européenne. Le Luxembourg montre les crocs, mais se calme vite et retire sa contestation. La Commission, elle, continue ses investigations sur les rulings. Ses enquêtes concernent les filiales luxembourgeoises du leader mondial du e-commerce Amazon (ciblé dans l’émission de Cash investigation avec Apple en Irlande… qui fait aussi l’objet d’un redressement de la Commission), du fournisseur d’énergie Engie (capitalisé par la France), de la chaîne McDonald’s (dénoncée par les syndicats français) et du producteur finlandais de gobelets pour Starbucks (firme aussi redressée par Bruxelles, mais à tort sait-on depuis mardi), Huhtamäki. Ce dernier traitement fiscal est le premier tiré de la base de données Luxleaks, nom de la révélation en novembre 2014 de centaines de rescrits soumis par le conseiller PriceWaterhouseCoopers (devenue PwC) à l’administration des contributions directes et à son préposé Marius Kohl, devenu garant de la compétitivité luxembourgeoise.
Élément de langage Le scandale médiatique place le gouvernement luxembourgeois Bettel (DP)-Schneider (LSAP)-Braz (Déi Gréng) dans de petits souliers au premier anniversaire de son installation. « Ce n’est peut-être pas moral, mais c’est légal », martèlent en chœur les ministres placés sur le banc de l’accusation et de la réprobation internationales. La méthode du rescrit fiscal existe dans la moitié des pays européens. La recette locale est un peu épicée. On apprend durant le procès des lanceurs d’alerte de Luxleaks, Antoine Deltour et Raphaël Halet, et du journaliste de Cash investigation Édouard Perrin que PwC imprimait dans ses bureaux de la Cloche d’or sur du papier à en-tête de l’administration fiscale pour que le préposé Marius Kohl tamponne plus vite.
« Pas moral » dit-on. Le gouvernement cède du terrain sur tous les dossiers fiscaux qui émanent de Paris. Pas de Bercy où siège le ministère des Finances français, mais du château de la Muette où est basée l’OCDE. L’organisation veillant à la convergence des plus grandes économies mondiales dicte sa loi, du nom de Beps, contre l’érosion de la base fiscale des entreprises. L’échange automatique de rulings (précédé de quelques mois par un cadre légal en la matière… 25 ans après la généralisation de la pratique), la coopération administrative dans le domaine de la fiscalité ou la directive sur la lutte contre l’évasion fiscale traduisent au niveau européen les principes énoncés depuis 2013 à l’OCDE. Les scandales médiatiques (tels que les Panama Papers) opèrent en catalyseurs. En conséquence, le nombre de rulings a été divisé par cinq depuis l’entrée en vigueur, en 2015, de la loi y relative et la comptabilisation des dossiers. 148 demandes ont été traitées en 2018. Sur base de données de l’OCDE, on estime en millier(s) le volume de rulings annuels avant le départ à la retraite de Marius Kohl en 2013. De nombreux montages (comme celui d’Engie nous glisse-t-on) ne sont plus envisageables aujourd’hui. Puis il y a le risque de réputation. Des entreprises comme McDonald’s ou Starbucks goûtent très peu de voir leur nom associé à l’accusation de fraudeur. Ain’t no good for business. Pour autant, le gouvernement défend bec et ongles des rulings dont on dit face à la presse internationale qu’ils ne sont pas moraux. Preuve que le souci de garantir la compétitivité du cadre luxembourgeois prévaut.
Les fiscalistes s’accordent pour dire que les dossiers McDonald’s et Fiat sont les « plus faciles à gagner ». Le cas du géant américain du fast food n’est même pas passé devant le juge européen. Il tombe le 19 septembre 2018. « La Commission s’est laissé convaincre que c’est juste l’application conforme d’une convention de non double imposition, donc qu’il n’y a pas d’aide d’Etat », commente Jean Schaffner, avocat (Allen & Overy) de la firme de Ronald au Luxembourg pour le volet fiscal. Le vide juridique utilisé dans le montage a été comblé au cours de l’été précédent via la transposition d’Atad. « Je ne pense pas que cela a suffi, mais cela a été pris comme un geste de bonne volonté de la part du Luxembourg, la preuve qu’il comprenait que ce genre de structure ne devait plus être accepté », analyse encore l’avocat.
Et concernant Fiat ? La Commission européenne aurait bluffé. « J’ai toujours pensé au regard de l’enjeu très faible, possiblement à peu près le coût de la défense, que Bruxelles croyait que Fiat laisserait tomber et n’irait pas devant la CJUE », partage Jean Schaffner. Cela aurait été une victoire facile installant la peur chez les multinationales tentées par l’optimisation fiscale agressive. Mais, dans une logique de patriotisme économique, l’État (le premier informé dans la procédure) assure à son contribuable qu’il est confiant en la solidité de l’accord obtenu en 2012 auprès de l’ACD.
Les juges européens considèrent cependant que la méthodologie entérinée par le conseiller fiscal (KPMG) dans sa décision anticipative validée par les services de Marius Kohl a minimisé la rémunération de Fiat Finance and Trade sur base de laquelle l’impôt est déterminé. La Commission européenne est donc en droit de considérer que le ruling en cause est sélectif et qu’il constitue à ce titre une aide d’État, laquelle est contraire au droit de la concurrence européen. En dernier lieu, le Tribunal considère que la récupération de l’aide en cause « n’est pas contraire au principe de sécurité juridique » si cher aux représentants du Luxembourg devant l’instance. Ceci, nous le comprenons cette semaine.
Changement d’ère Ce mercredi soir, le cabinet BSP de l’avocat du Luxembourg en la matière, Alain Steichen, invite à une conférence intitulée « Nouvelle ère fiscale : du consensualisme vers le conflictuel ? ». Croisé dans le hall de Lalux où se tient l’événement organisé par Paperjam, l’ancien directeur fiscalité du ministre Frieden, Alphonse Berns, se demande sur le ton de la plaisanterie quand les relations fiscales internationales ont été consensuelles, lui qui avait été recruté pour encaisser les coups et préparer l’après-secret bancaire. En réalité, les débats du soir se limitent à la relation entre le contribuable et l’administration fiscale locale. Rien de bien folichon jusqu’à ce qu’Alain Steichen ne soit interrogé sur la stratégie à suivre après que l’État a été débouté dans son recours contre la Commission dans le dossier Fiat. « Le client décide, l’avocat conseille », explique-t-il en préambule. « Si j’étais à la place du ministère, je me pourvoirais en appel », poursuit-il. Les juges ont principalement basé leur arrêt sur un désaccord dans la méthode d’évaluation du prix de transfert. Si c’est allé dans un sens, cela peut aller dans l’autre en deuxième instance. Il faut aller au bout de tous les recours possibles, en somme. Et chaque dossier doit être considéré spécifiquement.
Mais c’est la doctrine derrière qui retient l’attention. Alain Steichen évoque « une question de crédibilité, de respect des engagements vis-à-vis du contribuable, par respect des engagements moraux et par souci de défendre les intérêts du pays ». L’avocat ne renie en rien les décisions prises par « le fameux inspecteur K, qu’on ne peut plus nommer, mais qui était d’une amabilité exceptionnelle » (rires de la salle). « On a été trop gâtés », poursuit-il avant d’espérer que le zèle dont ferait aujourd’hui preuve l’administration dans son traitement des demandes anticipatives cesse sous peu. « J’espère que l’intelligence paysanne luxembourgeoise fasse qu’à terme on revienne à des relations fidèles à l’image du roi Salomon, d’une administration un peu plus impartiale, un peu plus objective. »
Ni le ministre, ni le ministère n’ont profité de la présence du représentant de Fiat cette semaine pour convoquer l’ensemble des avocats. Officiellement, l’heure est à la réflexion. D’autant que le sujet a été ajouté à l’ordre du jour de la réunion de la Commission des Finances ce vendredi à la Chambre. Mais on voit mal comment le Grand-Duché pourrait se soustraire à la logique dans laquelle il s’inscrit depuis les années 1990, à savoir un soutien le plus franc et le plus massif possible aux entreprises… jusqu’à ce que l’opinion s’en indigne.