Ce lundi, Randolph (dit « Randy ») Evans, l’ambassadeur des États-Unis au Luxembourg, a sorti la boîte à cirage et la brosse à reluire. « I can tell everyone here that on my first visit I realized just how brilliant and talented he was. I have been impressed by the respect that he commands in every country. Luxembourg is very fortunate to have someone of his talents and capabilities servicing as the minister of finance. » Avec un gros accent du Sud des États-Unis, Randy Evans évoque « the degree to which people rely on his interpretation and his advice and his analysis on the global stage, the world stage ». Le seul hic : l’ambassadeur ne sait pas prononcer le nom de ce prétendu VIP de la fiscalité internationale qu’il désignera, tout au long de la conférence de presse, de « Mister Gramenga ». Assis à ses côtés, le ministre des Finances et objet de ces éloges, Pierre Gramegna (DP), ne corrigera pas l’émissaire de Trump.
Au sein de l’OCDE, le Luxembourg et les États-Unis sont des alliés objectifs lorsqu’il s’agit de désamorcer les offensives fiscales lancées par la France. Que ce soit par réflexe ou par opportunisme, le Grand-Duché protège les multinationales états-uniennes, à commencer par les Gafa, dont il assimile les intérêts aux siens. Mais ce lundi, le ministre luxembourgeois et l’ambassadeur américain avaient convié la presse sous les combles de l’Inspection générale des Finances, rue de la Congrégation, pour une raison assez prosaïque : la ratification d’un protocole amendant la convention fiscale entre les deux pays. Cet amendement, qui introduit l’échange d’informations sur demande, fut signé en mai 2009 par le ministre des Finances Luc Frieden (CSV), puis transmis au Sénat par Barack Obama en novembre 2010, où le protocole vient d’être voté… il y a deux mois. Dix ans durant, il s’était retrouvé bloqué par Rand Paul, le sénateur républicain du Kentucky.
En bon libertarian, Rand Paul voyait la « privacy » des Américains menacée par des « snooping authorities ». La bureaucratie s’immisçant dans les affaires personnelles des citoyens, l’argumentation rappelle celle de l’ABBL d’antan. Dans sa quête de « pouvoir illimité », l’Internal Revenue Service (IRS) « instille la terreur » auprès de citoyens irréprochables, mettait en garde Rand Paul en juillet alors que le Sénat s’apprêtait à voter les protocoles aux conventions fiscales avec l’Espagne, le Japon, la Suisse et le Luxembourg.
« This is the day », lors de la conférence de presse, Randy Evans mobilisait une flopée d’hyperboles : « a major event », « a moment of great consequence », et ceci à la date auspicieuse du 75e anniversaire de la Libération de la ville de Pétange. En fait, il s’agit d’une broutille technique, largement dépassée par les événements. Il y a quatre ans déjà, le Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca) entrait en vigueur. Abhorré par la place financière comme expression de l’impérialisme juridique yankee, Fatca oblige les banques luxembourgeoises à transmettre (via le fisc luxembourgeois) à l’IRS les informations sur les avoirs des résidents et citoyens américains. Alors que l’échange automatique s’est imposé comme nouvelle norme internationale, l’introduction tardive de l’échange sur demande avec les États-Unis apparaît un peu comme de la moutarde après dîner. « La toolbox sera complétée », expliquait Pierre Gramegna. Le fisc états-unien aura dorénavant la possibilité de demander de plus amples renseignements, potentiellement embarrassants, sur des clients de l’existence desquels il a eu connaissance grâce à l’échange automatique.
Mais l’évasion fiscale et Fatca restent un side-show ; l’essentiel, ce sont les multinationales américaines. L’émergence de l’optimisation fiscale « made in Luxembourg » doit beaucoup à la convention, très attractive, conclue en 1996 avec les États-Unis, au bout de trois rounds de négociations. Elle a mis la juridiction luxembourgeoise sur la carte des conseillers fiscaux. Une alternative discrète à la machine néerlandaise des rulings, visée dès 1999 par l’Union européenne, venait de naître. Sur l’ensemble des bénéfices générés en 2014 par des filiales de multinationales américaines, neuf pour cent se retrouvent dans des entités domiciliées au Grand-Duché. En 2014, l’affaire « Luxleaks » révèle un nombre impressionnant de firmes américaines passant via des structures grand-ducales : Pepsi, Heinz, Caterpillar, Koch Industries, Disney, Black & Decker…
Au même moment, l’administration Obama renégocie la convention fiscale avec le Grand-Duché. Des discussions qui s’annoncent plus désagréables que celles menées vingt ans auparavant. Sur la place financière, une certaine nervosité s’installe et le gouvernement luxembourgeois temporise. En novembre 2016, l’élection de Donald Trump donne un coup d’arrêt aux négociations. En attendant, le Luxembourg garde donc sa vieille convention fiscale. Sur le marché international, cela lui confère un avantage compétitif : car plus une convention est ancienne, moins elle contient de restrictions et de clauses anti-abus. (Celle entre la Hongrie et les États-Unis date, quant à elle, de 1979.)
Les multinationales américaines avaient tout intérêt à stocker leurs bénéfices overseas. À leur rapatriement, les bénéfices des filiales étaient ponctionnés à hauteur de 35 pour cent. Autant garder les liquidités à l’abri, en Irlande, aux Pays-Bas ou au Luxembourg, et cela pour une période indéterminée. Par sa réforme fiscale de 2017, Trump offre aux multinationales un taux bonifié de quinze pour cent si elles se décident à rapatrier les profits de leurs filiales aux États-Unis. « Les Américains normalisent leur situation, expliquait Pierre Gramegna au Luxembourg Times en mai 2018. Si cela signifie que certaines entreprises américaines commencent à ramener chez elles une partie des profits qu’elles avaient dans d’autres parties du monde, alors c’est ainsi. Il faut l’accepter ».
Or, les effets furent mitigés. Environ 776 milliards de dollars avaient été rapatriés à la fin 2018 (contre 4 000 milliards qu’avait annoncés Trump), et la dynamique s’est ralentie depuis. Il n’y aurait pas eu de drainage massif de capitaux américains, estime-t-on sur la place financière luxembourgeoise. Et ceci malgré le fait que les montages fiscaux particulièrement agressifs seraient en passe de devenir obsolètes, asphyxiés entre l’initiative « Beps » de l’OCDE et les directives européennes « Atad 2 » et « Dac 6 ». Fin 2018, les capitaux et réserves d’Amazon Europe Core, la cagnotte européenne domiciliée au Luxembourg, s’élevaient ainsi à 5,7 milliards d’euros.