Pour le Grand-Duché, la République de Singapour est une surface sur laquelle projeter tous ses fantasmes. Ce que les Luxembourgeois disent sur la cité-État insulaire au large de la Malaisie en dit plus sur le Luxembourg que sur Singapour. À commencer par leur relation ambiguë à la croissance économique et démographique. « Il y a effectivement des acteurs dans l’État qui rêvent de Singapour. Moi non ; mon modèle, c’est la Suisse », expliquait ainsi le ministre de l’Aménagement du territoire, Claude Turmes (Déi Gréng), dans une interview parue dans l’édition de juillet du mensuel Forum. Et de philosopher sur « l’âme du Luxembourg » qui se caractériserait par « cette étonnante proximité avec la nature ». Paru en octobre, la contribution de Turmes au Sozialalmanach s’intitulera « Mehr Seele statt mehr Singapur ». L’âme qui est un concept aussi insaisissable que la « croissance qualitative », grand sujet de l’édition 2019 de la publication Caritas.
En 2016, le président du Conseil national des finances publiques, Romain Bausch, disait craindre que « le Luxembourg finisse par ressembler à Singapour d’ici quarante ou cinquante ans ». Du moins si on retenait « l’hypothèse agressive » de 1,1 million de résidents. En fait, il s’agissait d’une exagération assez grossière : Singapour – qui fait 42 kilomètres de long sur 23 de large – compte actuellement 8 000 personnes par kilomètre carré ; un Luxembourg à 1,1 million aurait une densité de seulement 425 habitants.
Dans un article qui paraîtra dans une des prochaines éditions de la revue académique Geographische Zeitschrift, les chercheurs de l’Université du Luxembourg Markus Hesse et Catherine Wong comparent trois « petites villes globales » : Singapour, Genève et Luxembourg. Dès l’introduction, ils notent qu’un succès économique en tant que centre d’affaires « ne peut jamais être atteint sans un certain coût social » : « These social costs of global cities may outweigh their economic gains ».
« Singapore remains a humourless morality lesson as an economic success story, as a paternalistic-pragmatic modernity, and as a managed and generally benign multicultural society », notait C. J. W.-L. Wee en 2007 dans The Asian Modern (Hong Kong University Press). Décidément, il existe une affinité élective entre le Grand-Duché et la cité-État. L’économie luxembourgeoise, comme celle de Singapour, est largement déterritorialisée et considère le monde entier (voire l’espace cosmique) comme son hinterland. Le nouvel urbanisme, en rénovation continue, reflète une modernité insipide : centres commerciaux luxueux et immeubles de bureaux intégralement revêtus de verre.
La référence est apparue il y a trente ans. En 1987, Lucien Thiel, rédacteur en chef du Land avant de devenir lobbyiste de l’ABBL, publiait un reportage sur Singapour, « le frère jumeau asiatique du Luxembourg ». Les similitudes, écrivait-il, seraient « verblüffend » : deux micro-États résilients, jouant un rôle de « charnière » (on ne parlait pas encore de « hub ») entre une région géographique et le reste du monde. Même s’il désignait le régime politique de « Demokratur », Thiel s’extasiait de Singapour dont le succès ne reposerait pas sur des ressources naturelles, mais sur la « eigene Schaffenskraft und vor allem wohl dem von ihren chinesischen Vorfahren geerbten Ideenreichtum ».
Côté « stabilité politique », le People’s Action Party aura fait mieux que le CSV ; il est aux commandes depuis 1959. Dirigée de père en fils, la république de Singapour est un régime autoritaire soft : Les médias sont sous contrôle gouvernemental, le système électoral laisse très peu de chances à l’opposition. Les lois sont légion (il est ainsi interdit de vendre du chewing-gum ou de se promener nu dans son appartement), les amendes draconiennes.
Une forme de capitalisme illibéral qui n’a pas empêché le micro-État de se positionner régulièrement en tête des classements économiques internationaux. (Le Luxembourg figurant généralement dans le top 20.) C’est que la « gouvernance », un des principaux critères de ses benchmarks, a très peu à voir avec le pluralisme démocratique ou le respect des droits de l’Homme, et beaucoup avec l’ordre social, l’efficacité bureaucratique et la protection du capital. En 2012, l’Observatoire de la compétitivité, une cellule sous la tutelle du ministère de l’Économie luxembourgeois, donnait ainsi une définition très étroite du terme : « Governance addresses the capacities of governments and bureaucracies to provide the international businesses an environment that makes their operations easier to perform and manage. »
« Aus neoliberaler Sicht sind so undemokratische Länder wie Singapur oder Malaysia geschätzte wirtschaftliche Vorzeigemodelle », écrivait François Bausch, alors encore député vert dans l’opposition, en 1995. Au milieu des années 1990, le Parlement discutait d’une convention fiscale avec Singapour. La rapportrice du projet de loi, Marcelle Lentz-Cornette (CSV), concédait que le contrôle gouvernemental exercé à Singapour était « très difficile à accepter ». Puis de réciter le Credo téléologique de « la fin de l’Histoire » : « Une croissance économique dans un pays a toujours conduit à une libéralisation du régime politique. C’est une règle qui ne connaît pas d’exception, même si on peut aujourd’hui constater quelques décalages. À moyen et à long terme, libéralisme économique signifie également libéralisme politique. »
Fin 2013, Boris Liedtke débarque de Singapour au Grand-Duché pour y reprendre la direction de la Deutsche Bank. Dans ses interviews à la presse, il désigne le Grand-Duché de « Singapur des Westens » : les deux places financières se baseraient sur « un État de droit fort », c’est-à-dire capable de défendre les intérêts des investisseurs. « Investoren fühlten sich besonders wohl, wenn sie sicher sein könnten, dass Verträge eingehalten würden und dass sie nicht das Opfer von Korruption oder Enteignung würden ».
Dans un article paru en 2003 dans la Revue française d’administration publique, l’urbaniste Anne Haila caractérise le Singapour d’« État administratif » : « Ce sont des fonctionnaires qui dirigent les ministères, les diverses autorités et les compagnies ». Au Luxembourg, le fonctionnaire multitâche et systémique, incarnant la continuité de l’État, n’a pas résisté à la surcharge de travail qui a résulté de l’européanisation des dossiers. Lorsqu’en juillet 2019, la haute fonctionnaire au ministère des Finances,
Isabelle Goubin, remit sa démission, elle fut remplacée par pas moins de six fonctionnaires. Sans parler du Stakhanov des rulings, Marius Kohl.
La place financière a toujours considéré Singapour comme un idéal. (Même si la mini-République est moins exposée que le Grand-Duché : la finance y pèsent un tiers du PIB, contre plus de cinquante pour cent au Luxembourg.) Dès la fin des années 1970, Singapour s’impose comme une destination obligée des missions économiques. En 1980, à la demande de la place bancaire, le Luxembourg lance des négociations pour un traité fiscal. En 2017, alors que sonnait l’heure de l’échange automatique, le Luxembourg communiquait 14 516 fichiers de données au fisc singapourien, soit plus que vers Dublin (9 527), mais moins que vers Hong Kong (34 888).
Singapour n’est pas connu comme « le Luxembourg de l’Est », pas plus que Paris comme « la Bucarest de l’Ouest ». La cité-État, qui se classe quatrième centre financier du monde (derrière Londres, New York et Hong Kong), joue dans une autre ligue. Ce qui n’a pas empêché un certain révisionnisme luxembourgeois. Lors d’une intervention au Parlement en 1995, le député Paul Helminger (DP) attribuait ainsi à Albert Dondelinger, Commissaire au Contrôle des Banques dans les années 1970, le rôle de « Spiritusrektor des gens à Singapour voulant établir leur propre centre financier ». (Ce dont ne fait pas mention l’historiographie singapourienne qui retient tout au plus que Dondelinger siégeait au CA de la filiale singapourienne de la Bil, créée en 1982 et démantelée en 2015.)
Au niveau de l’Union européenne, la référence singapourienne sert surtout à contrer les velléités d’harmonisation fiscale au nom du « level playing field », impératif catégorique des gouvernements successifs que l’ancien ministre des Finances, Luc Frieden (CSV), avait résumé par la formule : « Si nous arrêtons de le faire, quelqu’un d’autre en dehors de l’Europe le fera à notre place ». Mais la référence à Singapour est aussi mobilisée pour faire pression vers l’intérieur. Dès 1978, le député-avocat libéral Paul Elvinger parlait de la « vive concurrence » de centres financiers comme Singapour pour exiger une fiscalité plus accommodante. « Si un mouvement d’émigration vers d’autres places devait commencer à se dessiner, ce mouvement, s’il n’était pas contré à temps, serait irréversible et il ne pourrait plus être arrêté. »
En 2012, l’Observatoire de la compétitivité présentait une étude de 74 pages, dans laquelle il comparait le Grand-Duché à la cité-État. Il voulait ainsi déterminer comment « mieux satisfaire » les exigences de la « business community ». Car, notait l’étude, les managers feraient « plus confiance » au gouvernement singapourien qu’à celui du Luxembourg lorsqu’il s’agit « d’améliorer la gestion des finances publiques » ou de « s’adapter aux changements économiques ». Lié par des « engagements institutionnels » tant externes (Union européenne) qu’internes (dialogue social), le Luxembourg aurait « moins de marge de manœuvre » que son concurrent asiatique. « Der Stadtstaat besticht dabei durch seine autoritäre Ausprägungen, die im Westen oft kritisiert werden, aber wohl auch der Disziplin dienlich sind », opinera le Wort dans un commentaire.
L’Observatoire de la compétitivité passait donc à la moulinette une dizaine de benchmarks internationaux pour constater que, par rapport à Singapour, le score du Luxembourg était plombé par la sous-catégorie « labour freedom », qui désigne la liberté du capital d’exploiter le travail. (Il est touchant de voir l’application de bon élève avec laquelle le ministère de l’Économie s’étale tous les ans sur des classements comme celui concocté par la Heritage Foundation, un think tank ultra-libéral et climato-sceptique financé par Koch Industries.) Trop rigide le droit du travail ; trop élevé le salaire minimum ; trop compliqué le licenciement des « redundant employees ». Néolibéral en dehors de ses frontières, le Luxembourg est un des rares pays européens à avoir gardé plus ou moins intact son État social, financé – et c’est tout le paradoxe junckérien – grâce à la manne offshore.
Si le Luxembourg est étatiste dans les affaires sociales, Singapour l’est dans les affaires immobilières. Les urbanistes luxembourgeois, exaspérés par les longues procédures, sont fascinés par la rapidité avec laquelle des grands projets se réalisent dans la cité-État. C’est que presque cent pour cent du foncier y appartient à l’État, une accumulation rendue possible par des pouvoirs d’expropriation très étendus. Un peu comme si la mission du Fonds Kirchberg avait été étendue à l’ensemble du territoire de la Ville de Luxembourg. Entre 1965 et 1988, le gouvernement de Singapour a exproprié plus de 1 200 sites. Sur les derniers soixante ans, le Housing and Development Board a construit plus d’un million d’appartements, et plus de 80 pour cent des Singapouriens habitent aujourd’hui dans des logements publics (qu’ils ont souvent rachetés). Ces tours construites par le gouvernement ont « stabilisé et harmonisé la société », écrivait l’urbaniste Anne Haila, mais également « permis aux sociétés transnationales établies à Singapour de verser des salaires moins élevés ».
À l’opposé du Grand-Duché, Singapour a flexibilisé son droit du travail et cassé les droits des syndicats. Cette dérégulation fut un des arguments de vente vis-à-vis des multinationales que le gouvernement cherchait à attirer. Elle a eu un prix en termes de cohésion sociale : Les inégalités croissantes entre autochtones et expats ont alimenté des « schisms between the citizen population and foreign labour », écrivent ainsi Markus Hesse et Catherine Wong. Ces dernières années, une rhétorique anti-expats a commencé à se propager, forçant le gouvernement à annuler certaines exonérations fiscales et à imposer des quotas aux multinationales.
Hesse et Wong pensent également constater une recrudescence des discours identitaires au Luxembourg, dirigés contre la main d’œuvre internationale et frontalière. Or, tant Singapour que le Luxembourg gardent une étonnante capacité « à dépolitiser ces questions et à éviter le conflit public et la controverse ». Le constat que font les deux chercheurs pour Singapour continue aussi à s’appliquer au Luxembourg : « Most forms of civil society organization in Singapore, from trade unions and popular grassroots organizations, to chambers of commerce and business associations, operate within formal channels in the service of the growth imperative. »