Dans l’exposition, l’année passée, à la galerie l’Indépendance, les dessins à la sépia avaient invité en quelque sorte à l’atelier de l’artiste. Michel Majerus dans une intimité certaine, à l’opposition de ses grands formats. Un inventaire d’images déjà. Un pas de plus dans ce sens est franchi avec la publication des trois cahiers des premiers mois de 1995, il y en a treize an tout pour cette année-là, une cinquantaine s’échelonnant de 1989 à 2000 (où cette production s’arrête, deux ans avant la mort de l’artiste, qui était sans doute passé à la notation digitale). La publication a accompagné l’exposition au Michel Majerus Estate, à Berlin, et le titre de l’une, d’avril 2017 à mars 2018, vaut aujourd’hui pour l’autre, Laboratorium für die Feststellung des Offensichtlichen.
Quelque 350 pages pour la reproduction des trois cahiers, avec en face la transcription des textes (il est vrai que l’écriture n’est pas toujours facile à déchiffrer). Et cela, sans indication de date précise, tient pour commencer (à une sorte de degré zéro) du journal, un peu à la façon dont il arrive que des gens se servent du papier près de leur téléphone, pour noter leurs occupations, biffer après les tâches exécutées, et puis il s’y fait des gribouillages, dessins, esquisses, qui bien sûr dans le cas d’un artiste prennent une autre dimension. Il est cette part-là des choses, elle sous-tend le reste, lui donne son épaisseur humaine. Comme le fait de noter un coup de fil à sa mère.
On laisse ce côté anecdotique pour aller à l’essentiel. Dans ces années autour de 1995, Michel Majerus s’est établi à Berlin, après son passage à l’académie de Stuttgart. On reste juste un moment encore à la petite histoire : il se pose des questions sur Berlin, sur ce qui en a fait une ville, une capitale, il y fait si froid, et puis il ne s’y sent pas tellement en sécurité. La raison qu’il y est à l’aise : « die Produktion, die man für sich und für seine Umgebung als mögliche Ordnung entwickelt hat ».
Et c’est justement là qu’on touche à ce qui fait la valeur des cahiers, très grande, au point qu’il faudra dorénavant toujours s’y reporter. À ce que Michel Majerus y note au sujet de son propre travail, interrogation là encore qu’il pousse sans fausse retenue : « Ich will wissen wo ich gerade stehe mit meiner Malerei bzw. mit Malerei überhaupt. Dafür habe ich als eine Denkpause einen de Kooning, einen Baselitz + einen Oehlen gemalt. Ein Warhol-Schädel wird womöglich folgen ». On voit, il n’est pas question seulement de ce qu’il veut ou peut peindre lui-même, l’interrogation va bien au-delà, ou disons que de façon très dialectique, c’est par le détour de tels autres artistes, et Baselitz figure à tant de pages, point de repère et si l’on veut en même temps repoussoir, qu’il s’efforce de poser ses propres jalons. Voilà qui fascine au fil de la découverte des textes, tantôt de brefs énoncés, comme des aphorismes, tantôt des développements plus fournis, une voie qui s’ouvre peu à peu, une volonté qui s’affirme. Voilà qui suscite l’attention, une pensée qui avance, et après coup nous savons ce à quoi elle va aboutir, à quelle pratique.
On est donc loin, très loin, d’un exercice tout spontané, même si la vivacité n’en a pas souffert. Au contraire, elle s’est nourrie de cette contrainte que Michel Majerus ne cesse de s’imposer, par exemple, « die Berechtigung von Comicartigen Zeichnungen nach Warhol + Lichtenstein + Basquiat + Kelley analysieren ». D’où il résulte un fort besoin de renouvellement, comme une obsession : « alle Bilder müssen neu gemalt werden », avec une image du lait qui tourne qui peut surprendre, et au bout cette obligation qui prend forme d’équation : « Künstler = Träger des Pathos des Verneinens ».
À la lecture de ces carnets, à la vision de ces pages (à l’instar des peintures de Michel Majerus) réunissant textes et images, bien sûr qu’il y a la connaissance des années qui vont suivre, sept en tout, qui joue. Quand même, telles notes, telles remarques, saisissent par leur caractère immédiat, sur le marché de l’art par exemple, très directement Michel Majerus s’adresse à ses galeristes, et réfléchit à l’une ou l’autre exposition à aménager. Nous sommes au seuil de ses véritables avancées, 1996 sera l’année à côté des expositions dans les galeries, il l’a fait en 1994 chez Neugerriemschneider, il le fera chez Monika Sprüth, de son passage dans une institution, à la Kunsthalle Basel.
« Alle sterben + alles bleibt… » Tels passages touchent plus que d’autres, émeuvent. Dans pareille affirmation, c’est, gageons-nous, à une insertion dans un long et nombreux enchaînement que Michel Majerus se réfère. Ailleurs, malgré l’air très général, comment s’empêcher de voir une position de jugement plus personnel : « Es gibt dans unendliche Leben,/ doch der Preis dafür ist/ unendlich hoch ». Prix qui a été durement payé, et tragiquement en dehors de l’art, mais assure ce qui est affirmé, et les carnets y contribuent dont on attend impatiemment la suite (nonobstant l’immense travail de pareille publication, qui souligne une fois de plus l’exemplarité du Michel Majerus Estate).