Art contemporain

Pays d’artistes

d'Lëtzebuerger Land vom 30.03.2018

Sofia Eliza Bouratsis, curatrice de la présente exposition à la galerie Nei Liicht à Dudelange (et collaboratrice du Land, ndlr.) a réuni deux démarches qui nous ramènent à l’essentiel : la mesure des choses par le pas et le corps. À l’époque où le monde ultra-connecté semble mettre tous les horizons à notre portée sans bouger de chez soi et où la consommation à outrance nous fait perdre la notion de la valeur des choses (on achète, on use de, on jette), voici deux artistes qui reviennent à des choses essentielles : marcher, tracer, conserver en le transformant cette mesure et la matière du territoire à l’aune du pas (Guillaume Barborini) et fabriquer des vêtements, en remplir une valise, partir, les porter et en garder le souvenir photographique d’ailleurs (Célie Fallières).

D’autres horizons s’ouvrent donc aux visiteurs de la double exposition, Heimweh et L’autre pays. Si ce premier intitulé est plus évident en regardant le travail de Guillaume Barborini (diplômé de l’École supérieure d’art de Lorraine), celui de Célie Falières a ici un sens plus large que la seule nostalgie, le mal du pays que l’on éprouve quand on est loin de chez soi. Pourtant, la première pièce exposée évoque directement ce à quoi un artiste doit s’appliquer : un travail, qui nous fera nous, spectateurs, voyager et aborder d’autres rivages, lointains et temporels. Il est matérialisé ici sous la forme d’un bleu de travail, cousu de fil de coton.

Célie Falières, invitée de la résidence d’artistes Est-Nord-Est au Québec en 2016, nous ramène une série de costumes qui évoquent des tenues traditionnelles. C’est elle-même qui les a fabriqués et la simplicité de la coupe des jupes et des blouses, les matières utilisées, tissages, fourrures, teintures naturelles évoquent des temps où les communautés vivaient de manière frugale. L’artiste réinvente aussi des rituels, des sortes de danses magiques qu’elle a photographiées de l’autre côté de l’Atlantique. Revenue du Canada, ces prises de vue bretonnes évoquent donc aussi mal du pays, le Heimweh. Le titre de l’exposition reliant ici le voyage lointain et le retour au pays, le masque qu’elle porte ne permet pas de l’identifier en tant que personne mais s’adresse à chacun de nous, inconnu voyageur dans son monde enchanté, sur lequel veille une nef de bateau comme on en trouve encore dans les églises côtières.

Géographiquement parlant, le territoire qu’a parcouru Guillaume Barborini est beaucoup plus restreint, puisqu’il ne s’est éloigné que d’une cinquantaine de kilomètres de Dudelange. La préparation de L’autre pays pourtant évoque lui aussi des horizons lointains et ce particulièrement au travers de la littérature d’écrivains voyageurs tels que Bruce Chatwin, (auteur de l’inoubliable Chant des pistes au pays initiatique des Aborigènes d’Australie), Italo Calvino (Leçons américaines: Aide-mémoire pour le prochain millénaire) et plus globalement, des auteurs faisant l’éloge de la marche (H. D. Thoreau) ou attachés à la terre (Jean Giono).

On pourrait d’ailleurs faire le pont entre des sortes de bâtons de marché, fossilisés par les soins de Célie Falières, glanés par elle à Dudelange et le travail de scribe de Guillaume Barborini : on peut marcher dans sa tête en effet en retranscrivant à la main des passages de littérateurs du voyage. Mais c’est aussi au pas que se mesure un territoire. Ceci nous vaut dans L’autre pays, deux sortes de « rendus ». L’un est léger, qui retrace au crayon sur calque le parcours de l’artiste, du lever du jour au coucher du soleil, suivant la ligne de son ombre, l’autre, les pieds bien ancrés au sol.

La matérialisation de ces parcours sur des chantiers est bien réelle : un mur fait de briques en terre crue prélevés sur les chaussures du marcheur s’élève dans l’exposition. Ainsi du site du centre commercial, nouveau temple de la consommation, ouvert depuis peu à côté de celui de la culture, le Centre Pompidou Metz. On ne pourrait dire mieux que l’art d’aujourd’hui, même s’il recrée comme ici des ponts avec les fondamentaux (us et coutumes, strates géologiques et paysage) est politique.

Les expositions Heimweh de Célie Falières et L’autre pays de Guillaume Barborini, curatées par Sofia Eliza Bouratsis, sont à voir jusqu’au 19 avril à la galerie Nei Liicht à Dudelange ; ouvert du mercredi au samedi de 15 à 19 heures ; www.centredart-dudelange.lu.

Marianne Brausch
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