Il a de l’humour, Eric Schumacher. De cet humour pince-sans-rire si british qu’il a peut-être développé durant ses études au Edinburgh College of art. En tout cas, cet humour, il l’a prouvé avec sa participation à la Triennale de la jeune création Jet-Lag, l’année dernière aux Rotondes : Cluderer était une série de sculptures montées les unes sur les autres, la matière première de ces agglomérations étant les œuvres d’autres artistes rejetés par le jury de sélection de la triennale. Schumacher, qui se faisait un peu d’argent de poche en Écosse en réalisant du mobilier pour des musées et des socles pour des artistes reconnus, voulait ainsi s’affirmer en tant qu’artiste autonome et offrir une réflexion sur le statut de l’œuvre d’art. « Et je voulais donner un aperçu plus complet de la scène artistique luxembourgeoise, aussi du travail de ceux qui ont été refusés par le jury », dit-il dans une vidéo en-ligne sur le site de l’exposition www.jet-lag.lu. Schumacher proposait ainsi une sorte de « salon des refusés » à lui tout seul, un geste qu’il voulait respectueux vis-à-vis des artistes dont il utilisa le travail dans une sorte de réappropriation, de recyclage, leur permettant par ricochet de participer à cette exposition dont visiblement ils ne remplissaient pas le standard esthétique du moment.
Il a beaucoup d’humour, de la dérision même, Eric Schumacher, et pourtant, les premières réactions dans le livre d’or placé sur un rebord de fenêtre au centre d’art Dominique Lang, pour sa première grande exposition personnelle au Luxembourg, Finders keepers surface sweepers, l’ont touché, surtout parce qu’ils venaient de confrères : « boring » a écrit l’un, « Hornbach reloaded » l’autre. Mais peut-être que ce furent aussi des hommages des collègues : le jour même du vernissage, le 10 mars, Schumacher lança un compte Instagram appelé Abstract boredom, ennui abstrait. Et l’homme à la référence au grand magasin de bricolage y est paraît-il lui-même un grand client. En réalité, pourtant, le travail d’Eric Schumacher est à mille lieues de l’ennui et du matériau de bricolage prêt à l’emploi. Certes, en comparaison à la dernière exposition, très baroque, de Cabinet Double Mafia (Arianna Musetta et Marcin Sobolev) au même endroit, fait de fleurs, de toutes sortes d’objets personnels et de peintures et dessins hauts en couleur, l’univers d’Eric Schumacher est minimaliste, aride, presque austère. Mais il suffit d’y regarder de plus près pour en découvrir toutes les qualités.
Si, dans son texte explicatif accompagnant l’exposition, l’historienne d’art Sofia Eliza
Bouratsis invoque Jacques Derrida, Heidegger, Adorno, Horkheimer et Walter Benjamin pour contextualiser le travail de Schumacher et expliquer son approche de réappropriation, on peut aussi simplement regarder les sculptures qui peuplent le rez-de-chaussée de l’ancienne gare (Schumacher a condamné l’accès au premier étage, qui ne lui convenait pas pour exposer) : ce sont des montages complexes faits de matériaux simples : de l’acier peint, de la pierre, du bois MDF, de petits objets rapportés ou trouvés, des fils qui pendent, des trucs posés, des images abstraites aimantées au mur… Le titre de l’exposition dit ce qu’il fait : Finders keepers surface sweepers – Schumacher récupère, garde, nettoie, polit, réagence. Il veut, explique-t-il, mener une réflexion sur le modernisme, en dialectique avec les formes historiques. Le porte-manteau blanc détourné accroché au mur en est le parfait exemple : il est devenu inutilisable ; ses rondeurs et ses boules pourtant évoquent immédiatement l’objet de design classique qui a atteint la perfection dépouillée. Un ready-made qui n’en est pas un, intriguant et beau.
C’est quand il évoque les artistes dont le travail l’intéresse – « ah non, à l’école, je n’avais que des profs complètement insignifiants » dit-il –, que de nouvelles lectures de son travail s’ouvrent encore : Imi Knoebel par exemple, et son abstraction géométrique ; le sculpteur Manfred Pernice aussi, qui utilise des matériaux pauvres, quotidiens pour leur histoire et les monte en mobiliers ou architectures géométriques ; ou encore Guy Mees et son langage pictural radicalement minimaliste. On pense aussi aux premières sculptures-peintures de Jens Wolf, vues à la fin des années 2000 chez Nosbaum-Reding, avec leur formalisme imparfait en voyant les sculptures-tableaux de Schumacher, avec, petite touche de légèreté aussi, les nuanciers en post-it collés sur la surface. Ou on pense à Mathieu
Mercier et sa réinterprétation de l’histoire de l’art. Eric Schumacher joue lui aussi constamment sur l’opposition entre sérieux et humour, minimalisme et éléments baroques, radicalité formelle et fioritures décoratives (ah, la petite cruche en étain posée avec tout le sérieux du monde sur un socle en acier blanc…)
Le jeune Eric Schumacher (il est né en 1985), qui vit et travaille à Édimbourg et Berlin (où il a terminé ses études au Interdisziplinäres Raumlabor de la Technische Universität l’année dernière), expose aussi actuellement au Caw Walferdange, pour une collaboration intergénérationnelle avec Aude Legrand (née elle aussi en 1985) autour des œuvres de Roger Bertemes (1927-2006). C’est la première exposition de dialogue – le concept du Caw – qui fonctionne, parce que les deux jeunes artistes n’ont pas simplement posé leurs œuvres à côté ou devant celles de Bertemes, mais parce qu’ils ont véritablement cherché l’échange avec l’univers formel abstrait de leur aîné. C’est particulièrement vrai pour Eric Schumacher, qui a réalisé des socles colorés pour les sculptures et des cadres pour les toiles libres de grand format de
Bertemes, encore jamais exposées et que la curatrice Stilbé Schroeder a pu sélectionner dans le riche fonds géré par le fils de l’artiste, Paul Bertemes. Par leurs dimensions, ces sculptures-peintures forment un parcours léger et gai dans la galerie communale légèrement surfaite. Et on se dit que ce sont probablement là les principales qualités de l’artiste Eric Schumacher : sa modestie, sa maîtrise technique, son minimalisme et sa légèreté. Plus ce regard aiguisé pour voir la beauté de la banalité la plus convenue de notre contexte urbain, qu’il documente via son compte Instagram, qui nous encourage aussi à regarder autrement. Et à voir.